Jeudi 24 janvier 2019, par Laure Primerano

Coups de baïonnettes et coups de pinceaux

Après avoir, en 2004, exploré son propre arbre généalogique avec “La Chambre d’Isabella”, le metteur en scène Jan Lauwers s’attaque, depuis 2017, à l’histoire familiale de l’auteur Stefan Hertmans en adaptant pour les planches son roman le plus populaire, “Guerre et Térébenthine”, dont il garde ici le titre original.

Stefan Hertmans hérite de son grand-père, Urbain Martien, héros de guerre oublié et peintre, des carnets de notes noircis d’une vie marquée par les traumatismes à répétition : une jeunesse passée dans la pauvreté à Gand, les affres de la première guerre mondiale mais aussi la découverte de l’amour et sa perte, prématurée et tragique. À partir de ce matériau brut, il dresse dans son roman le portrait d’un homme qui, comme tout ceux de sa génération, naquit, vécut et mourut à la charnière du 20ème siècle et vit l’avènement de ce que nous appelons aujourd’hui “la modernité”. C’est pas loin de 300 pages de vie que Jan Lauwers décide, avec “Guerre et Térébentine” d’amener sur le plateau. Ce destin familial est le reflet d’une société en constante évolution, dans une période d’entre-deux culturel et industriel. Vaste programme donc, que le Théâtre National s’apprête à recevoir sur les planches de sa grande salle !
La pièce garde la division en trois parties de l’œuvre originale : les années de jeunesse, la première guerre-mondiale et les années d’après-guerre. La toujours formidable Viviane de Muynck nous guide, au fil des pages, à travers les douleurs et les joies d’une vie dévastée par l’Histoire. Les émotions, souvent violentes, éclatent sur le plateau dont l’immensité, comme mise en branle par la puissance des souvenirs, semble se mouvoir de manière presque organique. Il se plie et se déplie au gré des souvenirs évoqués alors que s’agitent sur scène comédiens et musiciens. Seul oasis de calme dans le tumulte : le petit atelier de peinture où Urbain, inlassablement, recopie les chefs d’œuvres de grands peintres. Si l’émotion est bien présente, mettant parfois les nerfs du spectateur à vif, la présence des cahiers, sans cesse ouverts, manipulés, cités, relus, renvoie inévitablement à l’œuvre écrite. Une distance s’installe petit à petit entre le spectateur et les événements, à l’image du siècle et demi de paix qui les sépare.
Au détour d’une révélation, cependant, la pièce, menée d’une main de maître par une Viviane de Muynck magistrale, change radicalement d’angle, mettant en lumière des figures que l’on croyait oubliées. Maniant le récit avec plus de liberté, le théâtre apporte alors à cette poignante biographie ce que le récit littéraire à la troisième personne ne pouvait seul lui donner : une subtile couleur qui, au travers d’un regard, teinte toutes les émotions pour venir les ficher au plus près du cœur.
Guerre et Térébenthine est une pièce visuellement impressionnante, tant par ses choix de mise en scène que par le panel de comédiens et de musiciens qu’elle met en scène. Lancée à toute vitesse dans le périlleux exercice de l’adaptation théâtrale d’une œuvre littéraire, elle a parfois du mal, malgré ses efforts, à se défaire de son canevas originel mais lorsque les émotions brutes, parfois sans paroles aucunes, prennent le dessus, elle nous submerge dans une déferlante qui ne peut laisser indifférente.