Mercredi 24 septembre 2014, par Jean Campion

Vous reprendrez bien une tranche d’humanité ?

Tout en continuant à incarner régulièrement des personnages, face à un public plongé dans le noir, Philippe Vauchel se passionne pour le théâtre en appartement : le diverTISSAGE plutôt que le divertissement. "Etre à trente centimètres des gens, ça apporte un raccourci vers ce que nous sommes, il se passe forcément quelque chose. Quand je joue, mon décor, c’est les visages des gens avec leurs propres intranquillités." Quinze ans après le succès de "Trois secondes et demie" (Plus de 350 représentations), l’auteur du "Cri du huard..." supprime à nouveau la barrière de la scène. C’est un ami qui nous reçoit dans son salon, pour nous parler, les yeux dans les yeux, de tout ce qui le touche. Avec une empathie qui nous pousse à nous identifier à ce clown mélancolique.

La prise de contact est surprenante, mais le climat devient vite convivial. On boit du vin (Colruyt !), on picore des bouts de fromage et on se laisse emporter dans le monde de Philippe. Les paillassons le fascinent. Conservant les ADN d’innombrables semelles, ils ont une mémoire prodigieuse. Comme on voit mieux de loin, Philippe s’arme de jumelles, pour observer et décrire l’intérieur de son habitation. Le grenier le replonge dans son enfance. Vite lassé par les circuits de son train Märklin, il inventait la vie des gens du village, les accablant de leurs soucis d’adultes. Un plaisir de raconter rompu par l’inévitable : "A table, si tu ne veux pas manger froid."

Sans se prendre pour un anthropologue, le comédien examine avec humour les progrès de notre société. Ingmar Kamprad, fondateur d’IKEA, est un bienfaiteur de l’humanité. Grâce à lui, vous pouvez aller au bout du monde, vous êtes toujours chez vous. Devant la multiplication des "journées mondiales de...", ne devrait-on pas en consacrer une à la question de leur utilité ? Ton plus grinçant, lorsqu’on s’interroge sur la véritable amitié. Pour Philippe, une date de péremption s’impose. Quant aux repas entre amis, qui brassent souvent du vide, il lutte contre leurs désagréments, en notant systématiquement : noms des invités, plats servis, cadeaux reçus et sujets de conversation. Une obsession de l’ordre qui l’agace, quand elle nourrit son toc : après chaque voyage, il doit retourner sur les lieux, pour vérifier que rien n’a changé.

Autres causes de son intranquillité : les questions existentielles et les vérités scientifiques, qui agitent son esprit curieux. Peut-on se fier à des organes obligés de travailler dans le noir ? Comment les ventres aident les gastromanciens à prédire l’avenir ? Les autres qui nous donnent leur sang ou qui s’imposent dans nos rêves ne menacent-ils pas notre intégrité ? Surréalisme vivace. La fin de la terre dans cent millions d’années le laisse froid, mais l’extinction des vers de terre l’angoisse. Sans lombrics, la terre devient stérile et condamne les hommes à mourir de faim. Le ton malicieux rend ces réflexions amusantes. Cependant le monologue perd sa légèreté, quand Philippe s’acharne sur la peur d’être englouti par la terre ou aspiré par le cosmos.

Le comédien recherche la complicité des spectateurs, en les interpellant ou en quittant le salon. Des sorties qui les abandonnent face à eux-mêmes. Dommage que certaines coupures, trop longues, freinent l’élan du spectacle. Celui-ci n’a pas la densité de "La Grande vacance", ni la tendresse de "Sherpa". Mais, glissant en douceur du sourire à l’émotion, il nous offre une rencontre chaleureuse. L’occasion de retrouver un homme qui nous apprivoise par sa bonhomie, son humour, sa pertinence et son authenticité. Sa collection de silences nous pince le coeur et son attirance pour le cri désespéré du huard confirme qu’il reste un irréductible "mélancoliste".