Trois narrateurs successifs expriment les pensées de Patrick, avant, pendant et après l’épreuve. Sous le pseudonyme d’Alexandre Nacht, Philippe Jeusette représente son double, le survivant qui écoute, valide ou complète le récit. Depuis huit ans, Nacht souffre d’un gliome, une tumeur cérébrale à potentiel évolutif lent, susceptible de se cancériser. En 2013, on peut l’opérer. Accepter de voir la tumeur s’emparer inexorablement de la cervelle ou courir le risque (3,3 %) de succomber à l’intervention ? Le choix est évident. Nacht met sa femme au courant. Sans apitoiement. Une dernière IRM., où on lui demande de "penser à ne pas penser" autorise l’opération. Il l’aborde sans illusion : "Courir ? Mourir ? Cette seule petite lettre de différence... Rien ne sert de courir, il faut mourir à point ? Courir ? Mourir ? Pourrir ? Rien ne sert de mourir, il faut pourrir à point ? Ou l’inverse ?". Persuadé que seule sa chienne Sally souffrira de sa mort, il s’isole. Dans une nuit sans sommeil. Pensées sombres, blagues cyniques, réflexions philosophiques occupent son esprit vagabond. Il relit "Hamlet", son maître en tristesse et en dérision. S’il crâne, c’est parce qu’il veut bien mourir, mais décemment.
La tumeur étant mal placée, on risque d’endommager les lieux du cerveau, où sont stockés les fonctionnements du langage, du calcul, etc. Aussi l’opération se déroule partiellement en état de veille. Durant plus de deux heures, Nacht, totalement immobilisé, n’est plus qu’une tête qui fait des calculs élémentaires, lit en plusieurs langues et même récite du Shakespeare. Pour guider le professeur Krakov. Obligé de sacrifier la maîtrise d’une langue, il renonce à l’allemand. Acteur et observateur admiratif de cet exploit médical, Nacht donne aussi raison au vieux Schopenhauer qui prétendait que "le vouloir-vivre, cet increvable et furieux agité du bocal, existe bien."
Durant sa convalescence, il est soutenu par la bienveillance de Nathalie, la neurochirurgienne ou le souvenir des larmes qui embuaient les yeux d’une jeune interne. Pas question pourtant de survivre à n’importe quel prix. C’est parce qu’il retrouve progressivement ses facultés de penser et d’écrire que cet auteur poursuit sa route.
Par sa mise en scène subtile et sobre, Antoine Laubin nous aide à apprécier un texte mordant, d’une lucidité implacable. Chaque narrateur met en lumière une facette différente de l’écrivain. Jérôme Nayer porte la parole d’un homme désabusé, sarcastique, qui ne croit plus à rien. Plus dynamique, Hervé Piron fait ressentir la magie d’une opération à haut risque. Une reconstitution passionnante, teintée d’humour : la blouse d’hôpital est ridicule et la tête du patient semble servie sur un plateau. Renaud Van Camp adopte un ton plus détaché, pour évoquer la situation d’un rescapé, incapable d’oublier qu’il va mourir. Par ses ricanements, ses mimiques, ses formules grinçantes, Philippe Jeusette confirme que Patrick Declerck est intransigeant avec lui et avec les autres. Il refuse de s’attendrir et se démarque d’une humanité décevante. Son statut de survivant le marginalise un peu plus. Ce misanthrope, qui a conservé une certaine innocence, assume ce qu’il est. En récupérant sa capacité d’écrire, il garde la tête hors de l’eau. Mais il n’est pas dupe de cette bouée dérisoire. La mort le tient en joue et le condamne à la mélancolie. Patrick Declerck revient de loin. Comment échapper aux questions, que soulève son témoignage rigoureux et bouleversant ?