Vendredi 10 février 2017, par Jean Campion

Vivre en défiant la misère

Dans "Discours à la nation" (2013), Ascanio Celestini donne la parole aux puissants. Sans le moindre remords ni souci de respectabilité, ils prétendent imposer au peuple "la loi du gros poisson qui mange les petits." Croquant avec cynisme des apprentis dictateurs, David Murgia rendait fort percutante cette critique du capitalisme triomphant et du fatalisme quotidien. Cette fois, le tandem fait entendre la voix des laissés-pour-compte. Avec humour et poésie, "Laïka" nous rapproche des personnes condamnées à une extrême précarité. Paradoxalement, cette fable tendre et lucide est plus optimiste que "Discours à la nation".

Devant Pierre, son colocataire, Jésus revit la journée qu’il a passée au bistrot. Stimulé par les pékets, il a ouvert les yeux de ces "messieurs du bar", indifférents à la vie du quartier. Avec exaltation, il les a fait pénétrer dans la vie des manutentionnaires, du clochard, de la dame à l’esprit embrouillé et de la prostituée. Surveillés étroitement par la police, des migrants font grève. Ils ne supportent plus de porter des caisses à une cadence infernale. Plus question de s’abrutir pour un salaire de misère ! Le clochard, qui dort sur le parking du supermarché, n’a pas toujours été clochard. Il a suffi d’une caisse éventrée pour l’accuser de piquer de la vodka. Prétexte suffisant pour le jeter à la rue.

A la suite d’un accident qui a tué son fils, une vieille dame flotte dans ses souvenirs . Niant cette mort, elle se raccroche à la religion et fait pression sur une habitante de l’immeuble, pour qu’elle l’imite. Celle-ci n’ a pas de temps à consacrer à la bigoterie. En revanche, très patiemment, elle va aider cette femme à la dérive : remplir des petits cahiers lui permettra de lutter contre les défaillances de sa mémoire. La prostituée est une femme qui s’assume sans complexe. Privée de mère, elle n’a pas été victime d’une enfance malheureuse, mais d’une love story qui a mal tourné. C’est elle qui a poussé son amoureux infidèle à rejoindre la femme enceinte de lui. Quelques brèves aventures et puis... le tapin. L’odeur âcre des pneus que l’on brûle, pour se réchauffer. Elle ne se plaint pas, car elle maîtrise sa vie. Même pour beaucoup de fric, elle ne fera pas d’heures supplémentaires.

En proposant un théâtre de "narration", Celestini prolonge l’oeuvre de Dario Fo. A l’instar du "jongleur du peuple", il aime tourner en dérision certaines pratiques de l’Eglise, comme les canonisations. C’est avec un humour grinçant qu’il raconte le conflit entre Stephen Hawking défendant sa théorie du big bang et Dieu, qui n’a pas le beau rôle. Jésus, par contre, n’est pas un dieu, mais "un homme fait de chair, de sang et de mots", qui ausculte ce bas monde, à l’échelle du quartier. Un témoignage écouté avec bienveillance par l’ami Pierre et ponctué par les commentaires de madame "tout le monde". (Yolande Moreau, en voix-off)

La réussite du spectacle tient beaucoup à l’osmose entre l’auteur et l’interprète. Celestini a laissé place à l’improvisation, pour permettre à David Murgia de s’approprier le texte. Celui-ci a pu ainsi préserver la musicalité du monologue, soulignée par les interventions de l’accordéoniste Maurice Blanchy. Habité par ce texte puissant, le comédien électrise la scène. Par son débit torrentiel, il rend fascinant le drame du manutentionnaire prisonnier d’un cercle infernal : fatigue... alcool... isolement... fatigue... alcool. Adoptant un ton plus léger, il nous fait rêver en imaginant différentes morts possibles.

"Discours à la nation" est un brillant pamphlet, où l’humanité se cache sous la richesse et les rites sociaux des puissants. Dans "Laika", on la reconnaît dans la fragilité de ces êtres capables de résister. Comme Laïka, chienne bâtarde trouvée dans les rues de Moscou, mieux armée qu’une chienne de race, pour devenir le premier être vivant envoyé dans l’espace.

Jean Campion