Mercredi 21 septembre 2011, par Jean Campion

Vian, une éternelle jeunesse

Boudé, lors de sa parution en 1947, "L’Ecume des jours" est devenu un roman mythique, dont le succès ne se dément pas. Il est difficile de résister à l’envoûtement de son univers déjanté, fantastique et cruel. En 1999, Emmanuel Dekoninck incarnait Colin dans l’adapatation théâtrale, signée par Bernard Damien. La version qu’il nous propose met l’accent sur la fantaisie délirante, la fougue de la jeunesse, la recherche du plaisir et de l’amour beaucoup plus que sur l’émotion et le mal de vivre.

Un claironnant monsieur Loyal nous invite à entrer dans le tourbillon d’une fête foraine avec punching-ball, distributeur de bonbons et patinoire, où s’ébattent joyeusement des jeunes gens exubérants. Dans ce cadre, on ne s’étonne pas de découvrir la recette "musclée" de l’andouillon des îles, d’apprendre à danser le biglemoi et d’admirer le génial pianocktail.

En se rendant à la "party", organisée par Isis pour l’anniversaire de son caniche Dupont, Colin brûle de tomber amoureux et de former un couple, comme ses amis Alise et Chick ou Isis et Nicolas. Quand on lui présente Chloé, il balbutie une stupidité, mais dès leur première danse, "la majeure partie du monde se mit à compter pour du beurre". Le mariage de Colin et Chloé sera une fête de plus pour ces adolescents prolongés, qui contestent un ordre social, dont le travail constitue l’un des fondements. Aucune référence à leur enfance ni interrogation sur leur avenir. La vie est vécue comme un jeu.

S’appuyant sur cette vision ludique, Emmanuel Dekoninck nous entraîne dans un spectacle loufoque, chamarré et musical. Duke Ellington, idole de Boris Vian, est absent, mais la voix chaude de Nancy Philippot et la maîtrise des interventions musicales créent une ambiance tonique. La précision de la mise en scène permet aux nombreux changements de décors et aux séquences courtes de s’enchaîner sur un rythme alerte. Certaines scènes plus développées sont particulièrement drôles. Ainsi, en orchestrant avec finesse le mariage de Colin et Chloé, Michelangelo Marchese exploite remarquablement l’ironie grinçante de l’auteur. Et la transformation de l’enterrement de Chloé en tour de magie est savoureuse.

Cependant "L’Ecume des jours" est aussi une tragédie douce-amère. Admirateur fétichiste de Jean-Sol Partre, Chick est victime de son idolâtrie frénétique, qui le ruine et provoque sa mort et celle d’Alise. Le jour de son mariage, Chloé se met à tousser et devra entamer une lutte impuissante contre le nénuphar. Les soins nécessités par sa maladie obligent Colin à accepter un travail humiliant. L’opération subie par Chloé est délicatement suggérée en ombres chinoises. En revanche, on ne perçoit pas la réduction de la luminosité et le rétrécissement de l’espace, soulignés par le roman. Un plateau plus dépouillé aurait sans doute fait mieux sentir l’étau qui se resserre sur les héros.

Il est impossible de refléter les multiples facettes de cette œuvre hors série. A plusieurs reprises, Boris Vian critique l’aliénation de l’homme par le travail. Cette dénonciation trouve un faible écho dans l’adaptation d’Emmanuel Dekoninck. Celle-ci ne reprend que les dialogues du roman. Si ce parti pris stimule la vivacité de la pièce, il rend plus flou le personnage de la souris, ange gardien de Colin et masque partiellement l’originalité de la langue. Frustrations inévitables pour un lecteur de "L’Ecume des jours", mais qui n’empêchent pas d’applaudir un défi brillamment relevé.