Vendredi 30 mai 2014, par Catherine Sokolowski

Valeurs en baisse

Rendez-vous à la Bourse, temple réaffecté pour un soir au constat des dérives d’un système dont il est l’emblème. Acteurs ou anonymes, la foule colorée massée devant le majestueux bâtiment attend. Faut-il secourir le SDF couché sur le trottoir ? Une femme enceinte escalade la porte d’entrée, surplombant les badauds patients. Cette scène incongrue, qui devrait déranger, rassure : il s’agit d’une mise en scène, cela ne peut pas être (entièrement) la réalité. En effet, il s’agit seulement de la théâtralisation des crises qui malmènent la société, une overdose de malaises qui débouche sur une nausée, qui toute poétique qu’elle soit, ne laissera personne indifférent.

La mise en scène du texte de Bernado Carvalho par Antonio Araùjo est exemplaire. Spécialisée dans la reconversion temporaire de lieux improbables (prisons, églises, hôpitaux, fleuve Tietê à Sao Paulo…), Araùjo maîtrise parfaitement l’utilisation des espaces et les techniques connexes.

Comme trame de fond, l’histoire d’une économiste (Claire Bodson) qui vient donner une conférence à Bruxelles, accompagnée par son père (Didier De Neck) qui n’a plus prononcé un mot depuis la mort de son épouse. Fuyant la dictature de son pays, l’homme avait trouvé refuge à Bruxelles des années plus tôt et sa fille espère que ce retour au passé pourra le guérir de l’aphasie dont il est victime. Comme fil conducteur, la langue, les langages, le mutisme et l’incompréhension. Avec l’idée du théâtre comme « méga-église » pour témoigner et conscientiser. Et finalement comme constat, la perte de repères, Bruxelles (et toutes les villes qu’elle symbolise) n’est plus la même et, surtout, ses habitants ont changé.

La succession des saynètes est fluide et maîtrisée. Certaines sont incontournables. Un soir, le père disparaît. Sa fille erre à sa recherche et finit dans un bar sordide, au milieu de la nuit. Ouverture des baies vitrées du bâtiment, mélodie lancinante, ivrognes, drogués, dialogue absurde avec un transporteur d’ordures, l’atmosphère rendue par le metteur en scène transpire de vérité, le spectateur voudrait consommer ou … s’en aller ! Quelques minutes plus tard, forcée de dégager par une horde de SDF mécontents, la foule de spectateurs se retrouve amassée devant l’ambassade d’un pays lointain, manifestant malgré elle. Du balcon, l’ambassadrice propose une récompense pour toute main de politicien coupée et rapportée. La représentation doit cesser ! Y compris ses propres mains, qui la représentent ?

Le texte multiplie les allusions à la Belgique, à son passé (mains coupées sous Léopold II), à son présent (problèmes de langues), au Brésil (FIFA go home), mais aussi au monde entier (mouvement Femen, spectre de la déflation, apologie de l’individualisme, chômage, montée du fascisme, faillite de banques,…). Alors faut-il analyser chacune de ces références ou plutôt s’imprégner du message global qu’elles sous-tendent ? Cette création fait partie du projet « Villes en scène », qui lie désormais Avignon avec d’autres hauts lieux du théâtre. La pièce parle de Bruxelles, de Berlin (ville dans laquelle le groupe était en résidence au moment de l’invitation à rejoindre le projet), de Paris ou de toute autre mégapole. Pourtant les références sont si claires qu’elles suscitent l’interrogation. Quand une équipe brésilienne dénonce l’interdiction d’utiliser le néerlandais dans les tranchées, cela surprend. Mais la mixité culturelle est l’un des objectifs du projet.

Théâtre témoin ou accusateur ? L’accumulation de faits ne nuit-elle pas au propos ? Chacun se fera son idée mais ne sortira pas indemne de la représentation : le but est atteint et l’exploitation du lieu mérite sans conteste cinq étoiles. Ce spectacle, qui sera présenté au festival d’Avignon dans l’Hôtel des Monnaies, mérite indéniablement le détour.