Pieds nus, un homme vagabonde dans un patelin perdu. Il cherche un endroit où passer la nuit. Toutes les portes se ferment. Le plus souvent sous des prétextes sournois. Le voyageur encaisse ces refus sans colère ni amertume. Il achète même à la vieille épicière, trop sourde pour le comprendre, une boîte de haricots, un saucisson sec, le journal de la semaine dernière et du savon périmé. Les aboiements furieux d’un chien le poussent à s’écarter d’une maison isolée. Mais Sam, le propriétaire, le rassure et l’invite à partager son repas : une assiette pour le visiteur, une écuelle pour le chien et la casserole pour le cuisinier. Brève soirée quasi silencieuse. Une chambre est prête à accueillir le nomade.
Le lendemain, ensemble ils ramènent de la forêt une "tête de sorcière". Un morceau d’arbre de plus de cinquante kilos, que Sam sculpte pendant plusieurs jours. Dans ce paysage rocailleux, loin de l’agitation du monde, les deux hommes s’apprivoisent. Sans paroles inutiles. Ils partagent le sens de l’étonnement et l’amour de la poésie. Soutenu par un synthétiseur asthmatique, Sam exhume de vieilles chansons et apprécie certains poèmes que le narrateur lui offre. Promis, il les mettra en musique. A part une jeune fille mystérieuse et le père Joseph, un joyeux et fantasque centenaire, fier de son vin, qui ne se boit pas comme du petit lait, ils ne voient personne. Les villageois les ignorent. Cet isolement renforce leur complicité et favorise le réveil de l’amitié.
Parfois, cet homme accueillant et âpre se laisse envahir par la mélancolie et se referme sur lui-même. Respectant son silence, le narrateur ne lui pose pas de questions importunes. Lorsque son ami a l’idée surprenante d’organiser un concert pour tout le village, il n’émet aucune objection. Il l’aide à préparer la salle, distribue les invitations et présente le spectacle. Plus tard, Sam justifiera cette initiative téméraire : "Les gens finissent toujours par revenir à de meilleurs sentiments". L’amitié ne se formule pas, elle se vit. Notamment en pressentant le désir de l’autre. Quand il perçoit que le nomade a envie de reprendre la route, Sam sait que le moment est venu de lui confier son lourd secret.
Eric Durnez nous touche par un style dépouillé, sans esbroufe. Le narrateur s’attache aux détails suggestifs et s’étonne candidement d’abuser de "d’ailleurs" ou d’employer une expression bizarre comme "en rester comme deux ronds de flan". On retrouve cette simplicité dans la mise en scène de Delphine Veggiotti et le jeu de Thierry Lefèvre. Plantée au centre du plateau, une vieille porte vitrée focalise l’attention sur ce symbole de l’accueil. A un moment crucial, sa fenêtre encadre la figure poignante de Sam, révolté par l’injustice. Une séquence d’une grande intensité. En entamant son récit, le comédien affiche la sérénité du voyageur sans attaches. Pour faire écouter les gens du coin, il prend l’accent local, en évitant la caricature. C’est avec une sensibilité à fleur de peau qu’il nous laisse entendre le bouleversement provoqué par sa rencontre avec Sam. Dommage qu’il baisse parfois trop la voix : des mots s’évaporent. Cependant sa retenue, ses silences et ses regards contribuent à rendre son interprétation émouvante.