Vendredi 27 septembre 2019, par Jean Campion

Une Famille inerte et explosive

Dans "Villa dolorosa", Rebekka Kricheldorf imagine que des parents cultivés et russophiles ont prénommé leurs enfants Olga, Irina, Macha et Andreï. Clin d’oeil aux "Trois soeurs" de Tchekhov, dont sa pièce reprend le thème de l’immobilisme. Mais la dramaturge allemande adopte un angle d’attaque et un style très différents. Chez l’auteur russe, les soeurs se ménagent, se réfugient dans les silences, les non-dits. Très soudées, les héroïne de Kricheldorf osent tout se dire. Sans filtre. Leur sincérité et leur goût de la provocation électrisent la comédie et la rendent humaine et décapante.

Chiante ! Irina Freudenbach a fêté ses trente-huit ans par une soirée chiante. Une désillusion de plus ! Etudiante papillonnante, elle s’inscrit en philosophie, en sociologie, en biologie... Malheureusement, elle préfère rester au lit ou réfléchir plutôt que d’assister aux cours. Plus courageuse, sa soeur aînée Olga a un métier : institutrice. Mais elle méprise ses élèves. Macha, la plus jeune soeur, a épousé Martin, un professeur et se fane à côté de ce mari qu’elle n’aime pas. Elle voudrait travailler, retrouver un contact avec la terre. Pour elle, la culture est un handicap : "Qui lit ne vit pas, qui vit ne lit pas." Olga et Irina pestent aussi contre leurs parents, qui leur ont fait lire Nietzsche et Schopenhauer, au lieu de les armer pour affronter la société. Andreï, leur frère, s’embourbe dans la préparation du grand roman, qu’il prétend écrire. Habitué à l’insolence de ses soeurs, il leur demande d’accueillir gentiment son ami Georg, dont la femme multiplie les suicides ratés.

Ce Georg, qui rêvait de devenir marin, est directeur d’une fabrique d’emballages. "Une vie de merde", confie-t-il en souriant. Son détachement, sa faculté d’émerveillement, ses expressions poétiques créent un courant de sympathie. Climat plus tendu, lorsqu’Andreï présente sa petite amie. Avec ses vêtements criards et ses formules à l’emporte-pièce, Janine apparaît comme une intruse. Mais cette "pauvre" au passé douloureux est une femme énergique, qui sait ce qu’elle veut. C’est elle qui, pour lutter contre la décrépitude de la villa, gérera les finances de ses habitants. Son réalisme défie l’inertie des Freudenbach.

Janine et Andreï ont maintenant deux enfants. Leurs photos remplissent les cadres. On a sacrifié quelques arbres du jardin, pour le bac à sable. Irina continue à empiler les anniversaires foireux. Incapable d’orienter sa vie, elle s’enlise dans l’oisiveté. Tiraillée entre son amour pour Georg et sa crainte de revivre l’échec de son couple, Macha pique des crises de nerfs. Olga a été promue directrice : il en fallait bien une ! Elle gagne mieux sa vie, mais râle toujours contre la débilité des élèves et de leurs parents. Pour nourrir sa petite famille, Andreï travaille dans une administration. Quand une occasion en or de consacrer six mois à son roman se présente, il la laisse passer : "Je ne suis pas prêt." Les habitants de la Villa dolorosa sont des velléitaires qui s’enivrent de paroles et d’alcool. Quand ils se disputent, ces vieux enfants peuvent se montrer cruels, mais ils s’excusent très vite. Leur amour profond les a vaccinés contre la rancune.

Paradoxalement, cette pièce sur l’immobilisme déborde de vitalité. Le style de Rebekka Kricheldorf, qui se livre à un "carnage verbal" est nerveux et mordant. Le metteur en scène Georges Lini a voulu que les acteurs et actrices puissent construire librement leur personnage. Sans contrainte d’un décor. Le résultat de ce travail est enthousiasmant. Grande complicité entre six comédiens qui nous font beaucoup rire et parfois nous touchent par leur sincérité désarmante. Irina ( Anne-Pascale Clairembourg) affiche une désinvolture infantile, Olga (France Bastoen) nous surprend par son cynisme ou ses excentricités, Macha (Isabelle Defossé) crie son mal-être, sans mesure. Leurré par ses prétentions d’écrivain et ses pensées fumeuses, Andreï (Thierry Hellin) recherche l’équilibre offert par une épouse rassurante. Otage d’une femme suicidaire, Georg (Nicolas Luçon) se sent attiré par l’effervescence des Freudenbach. Janine (Deborah Rouach) a un comportement de battante, bien déterminée à se faire respecter. Elle est la seule à trouver un sens à sa vie. Au sommet de leur art, ces comédiens nous font vibrer, en nous entraînant dans un spectacle intense et jubilatoire.