Lundi 21 mars 2022, par Jean Campion

Une Confession énergisante

"Au port d’Anvers, les grues noires se découpaient sur le ciel gris. C’était ma première image de la Belgique. Il faisait froid. L’eau était verte. Le vent venait de la terre. Et ça puait. C’était la Belgique." Un pays que Lucie, l’héroïne de "La vie comme elle vient", n’adoptera jamais. Elle a beau parler la langue, être accueillie par des cousins, elle vit en exil. Née dans le Congo colonial, cette blanche se sent profondément noire. Idéalisant le pays de son enfance, elle entretient la nostalgie d’une époque révolue. Par le biais du récit intime de sa vie, Alex Lorette questionne "notre conception trop souvent simpliste et "en noir et blanc" des rapports entre l’Europe et l’Afrique.

Dès sa naissance, Lucie a été privée de ses parents. Victime d’hémorragies, lors de l’accouchement, sa mère n’a pu être sauvée. Son père, obligé de sillonner le pays pour une société minière, est très souvent absent. Remplaçant la maman, Massiga, une nourrice noire, l’allaite, surveille ses premiers pas et lui apprend à parler. A six ans, Lucie se sent noire "à l’intérieur" et aimerait se faire des amis, en allant à l’école. Mais son grand-père, un colon très fier de la civilisation importée par les Belges, lui impose la classe à la maison. Pas question de se mêler aux Congolais ! Grisée par l’odeur du fleuve, Lucie vit en étroite communion avec la nature. En citant ironiquement des mots savants que les pères blancs lui apprennent à l’école, Nkisu l’encourage à vivre comme une sauvageonne...

Une grossesse non désirée... L’enfant du péché reste au Congo dans un orphelinat et la fille blanche, qui a fauté avec un noir, est expédiée en Belgique. Les relations avec les cousins, fiers de l’Expo 58, se refroidissent vite. A 17 ans, Lucie aimerait devenir infirmière. On lui impose des études d’institutrice. A Heule (près de Courtrai), dans un pensionnat religieux à la discipline de fer. Elle en sort quelques années plus tard, écoeurée par l’hypocrisie et la cupidité des bonnes soeurs. Mais grâce à son diplôme, elle peut élever sa fille, à Enghien, où elle enseigne. La petite métisse s’adapte très mal à son nouvel environnement et refuse rageusement le prénom qu’on lui a imposé. Elle s’appellera "Félice", au lieu de "Félicité", un mot qui nargue sa détresse. A l’écoute de ses besoins, Lucie réussit à lui donner le goût de vivre, au prix de sacrifices financiers. En trouvant sa voie, Félice s’éloignera progressivement de sa mère.

Juchée sur son fauteuil , Jo Deseure revit le parcours de Lucie avec une force impressionnante. Ses regards, ses mimiques, ses changements de tons, ses silences, ses rires reflètent sa vitalité. Echappant aux préjugés des colons, Lucie profite de sa liberté pour mener une vie insouciante. Tombée enceinte, elle se conduit comme une enfant, en déjouant les soupçons de sa nourrice. Quand celle-ci la harcèle pour connaître le nom du coupable, elle refuse de le dénoncer. Ce Nkisu, qui envisage de devenir prêtre, ne lui inspire, semble-t-il, pas de rancoeur. En revanche, quand elle sent sa fille en danger, elle affronte la tempête, en se conduisant comme une mère responsable. Rassurée par la réussite de Félice, elle peut enfin s’installer dans le quartier du Matongé. Un microcosme qui lui permet de fantasmer sur le Congo de son enfance.

La langue énergique et souple d’Alex Lorette rend cette confession passionnante. De courtes séquences illustratives aèrent le monologue. Ainsi Elsa Poisot souligne la gravité de la crise vécue par Félicité et Majnun, affublé du casque et du costume blancs, rend risibles les mérites des colonisateurs. Cependant Denis Mpunga, le metteur en scène, a veillé à ce que ces interventions ne nous éloignent pas de la narratrice. Il s’est contenté aussi d’évocations musicales très discrètes, pour réchauffer ses souvenirs. C’est bien la qualité du texte, remarquablement maîtrisé par Jo Deseure, qui rend ce spectacle émouvant et profond.

Jean Campion

Photos : © Prunelle Rulens