Lundi 28 novembre 2022, par Didier Béclard

Landfall : Un « nous » fait de toutes nos singularités

Entretien avec Erika Zueneli

Pour sa dernière création, « Landfall », Erika Zueneli réunit dix interprètes dont tous ne viennent pas de l’univers de la danse. Partant de l’espace qui constitue une zone à défendre face aux rétrécissements du réel, ils inventent une gestuelle pour exprimer le désir et l’impatience que la chorégraphe retrouve dans cette nouvelle génération

Après de récentes créations plutôt intimes comme « Para Bellum » (2021), un solo à l’énergie trouble comme une préparation au combat, « Mozaïco » (2021), une pièce originale composée d’une multitude de fragments d’autres pièces, ou « Allein » (2018) un trio corps, voix et musique en collaboration avec Jean Fürst et Rodolphe Coster, Erika Zueneli souhaite renouer avec une pièce empreinte de la notion de groupe et de cohabitation sur le plateau. « Le groupe permet de révéler la relation aux autres, explique-t-elle, mais aussi la relation à soi. Ce n’est possible qu’avec un certain nombre d’interprètes qui révèle de façon moins abstraite l’aspect humain ».

Partant de la question du nombre d’interprètes dans une grande forme, la chorégraphe a constaté qu’elle travaille en général avec des équipes fidèles, « on a grandi ensemble, comme dans la vie », sourit-elle. Évoquant la notion de génération, elle tient à faire la distinction avec une forme de « jeunisme », l’idée étant non pas de se focaliser sur la jeunesse mais de créer une équipe d’une autre génération (que la sienne). Mais toujours avec le désir d’observer l’humain et son comportement, de raconter le monde à travers l’humain. « Il s’agit de regarder les mêmes choses mais à partir d’un autre angle de vue ».

A partir de cette envie, il fallait trouver comment concrètement former une telle équipe. L’idée de faire appel à des personnes en formation, par définition « entre deux », a été rapidement abandonnée au profit de personnes sortant de formation et donc âgées de 18 à 28 ans. Un second critère de sélection visait à ne pas se limiter au monde de la danse mais de s’ouvrir à des interprètes qui ont une grande corporalité issus d’autres disciplines, comme le théâtre et même le cirque.

Erika Zueneli s’est donc tournée vers le Centre des Arts Scéniques, une ASBL dont le but est de faciliter l’entrée dans la vie professionnelle des diplômé·e·s d’une des cinq écoles supérieures d’Art dramatique de la Communauté française. Résultat, la moitié des candidats retenus sortent d’une formation en théâtre même s’ils ont eu beaucoup de contacts avec la danse. S’y ajoutent des candidats libres retenus après audition pour constituer un groupe de dix personnes de formations différentes.

La chorégraphe souhaitait explorer les notions du désir, de la découverte et de l’impatience, d’agir, d’être, en observant une génération différente en ayant à cœur d’éviter les clichés. L’impatience, l’urgence, ne se traduit pas nécessairement par la rapidité des mouvements. Le travail s’est articulé autour d’une construction chorégraphique en fonction de l’espace et de jeux d’écriture faisant naître des mots à traduire dans le mouvement.

Il s’agissait de trouver un langage, une métaphore qui rapproche les composantes du groupe. L’espace est organisé de manière telle que les singularités apparaissent dans une grande coexistence, révèle qui ils sont, leur âge, leur corps, les questions sociétales qui les habitent. « De manière sous-jacente, explique Erika Zueneli, cela fait apparaître les questions sur l’humain qui change avec la génération. Ils questionnent ce qui est devant eux de manière métaphorique mais aussi concrète, ensemble, selon des règles que le public ne connaît mais perçoit au cours du spectacle ».

Le terme « Landfall » qui donne son nom à la pièce n’a pas d’équivalent en français. Littéralement, cela signifie toucher terre, ce qui vaut pour un avion comme pour un bateau, par exemple. La chorégraphe l’envisage par rapport à l’âge, atterrir pouvant être assimilé à réinventer puisque « le décollage est obligatoire avant de pouvoir atterrir ».

Entourée de jeunes personnes comme la metteuse en scène Louise de Bastier et le danseur Corentin Stevens, Erika Zueneli a travaillé sur des jeux d’écriture avec les interprètes sur « une jeunesse » enfermée dans des clichés. Cela a permis de dresser une cartographie d’assemblages de mots – comme, par exemple, « le printemps éphémère » ou « le fugace qui transpire » - à mettre en mouvement. L’objectif de cet exercice était de trouver leur singularité en passant de l’intime à l’universel, mais aussi de faire sortir l’humour qui dit beaucoup (ou rien du tout).

Un peu déstabilisés au départ par ce travail, les interprètes, qui disposent de belles formations en mouvement, se sont prêtés au jeu. Ils ont beaucoup improvisé à partir de principes d’espace et non d’intentions psychologiques. « C’est de là que la dentelle du jeu vient », commente la chorégraphe qui fait référence à « Tant’amati » où le travail sur l’espace était dicté par l’esprit de la pièce.

A trois semaines de la première, Erika Zueneli se dit contente du travail réalisé, même si la pièce recèle encore des choses à découvrir. « C’est un voyage, un chemin différent d’un solo ou d’un travail réalisé avec un complice de longue date, dit-elle. J’ai beaucoup aimé travaillé sur cette micro-société où la coexistence est plus importante que le groupe. » Le jeu, le « je », est dans le « nous » et la notion de l’un commun apparaît petit à petit. Mais le point de départ est plutôt l’organisation de l’espace qui détermine des zones où les solitudes, dégagées des attitudes un peu centristes, ne sont plus vraiment présentes.

Se créent alors des zones à défendre, des valeurs face à des questions sociétales partagées de façon différente. Soucieuse de contourner les clichés sur la jeunesse, la chorégraphe insiste sur le fait que « ce sont des individus qui portent l’âge qu’ils ont. Même s’ils sont très conscientisés, ils existent par leur présence et leur corps, plutôt que par un discours explicite ».

A noter qu’en parallèle à la présentation de « Landfall », Erika Zueneli réalise des interventions territoriales participatives sous forme d’ateliers réalisés selon les mêmes principes que ceux utilisés avec l’équipe du spectacle. Le hall de Central accueillera donc une intervention – dont la forme finale n’est pas encore déterminée - réalisée avec de jeunes amateurs de la région à partir de questions abordées ensemble. L’idée est de travailler avec le public pour lui faire découvrir le travail de la scène, autrement que sous le prisme du spectateur. La danseuse qui préfère des gestes créatifs à de simples ateliers pédagogiques envisage également de réaliser des déclinaisons à partir d’une création plus spécifique.

« Landfall » d’Erika Zueneli avec la collaboration artistique et scénographique d’Olivier Renouf, avec Alice Bisotto, Benjamin Gisaro, Caterina Campo, Charly Simon, Clément Corrillon, Elisa Wery, Felix Rapela, Louis Affergan, Lola Cires et Matteo Renouf. Du 25 au 27 novembre à Central à La Louvière, 064/21.51.21, www.cestcentral.be.