Lundi 14 janvier 2019, par Yuri Didion

Un cri de colère

Lear, que son âge a usé, quitte ses fonctions et séparera son royaume entre ses trois enfants. Qui flattera le plus obtiendra le plus, et gare à qui se refuse à cette mascarade : le déshonneur et l’exil seront son héritage ! Mais les paroles lyriques sont rarement le reflet d’un cœur sincère, Lear l’apprendra à ses dépends. Cela semble familier ? Oui, car "La reine Lear", c’est Lear, et rien de plus.

Que la rédaction et les lecteurs me pardonnent, mais il m’est difficile cette fois-ci de respecter le ton journalistique. Si je base mon travail de critique la plupart du temps sur une analyse technique et relativement systématique, je crois qu’il est impossible de ne pas tenir compte de l’essentiel, de cette première opposition "j’aime/je n’aime pas" qui, soyons honnête, conditionne tout. Et lorsqu’on est dans la seconde option, il est nécessaire d’expliquer pourquoi, tout en affirmant le Je, la personnalité de cette parole. Je n’ai pas aimé ce spectacle, mais j’aime ce qu’il a déclenché en moi : l’envie de décortiquer, de disserter pour ne pas laisser place au débat. Je prendrais un immense plaisir à en faire une analyse bien plus développée que ce qui est attendu (et souhaitable) que je présente ici. Il y a tant de choses à en dire que je risquerais de me perdre en tentant de développer chaque détail. Il y a tant à dire, et également si peu de temps pour le faire bien. Je m’excuse donc d’avance si je m’emporte dans mes propos : ils ne sont portés que par un engagement passionné pour la culture qui ne se départit pas de sa charge émotionnelle. Mais reprenons le système d’analyse.

Le texte tout d’abord. Le projet d’écriture est attractif : adapter la "Tragédie du Roi Lear"de Shakespeare à notre modernité. On retrouve donc dans "La reine Lear" tout ce qui fait la force de la langue shakespearienne si particulière. Le texte intègre de belles références actuelles qui donnent à entendre, dans ce mélange proses et de vers, ce que peut être une poésie contemporaine, aussi crue qu’imagée. La force de cette adaptation s’arrête là, car les nouveautés dramaturgiques que Lanoye apporte ne sont pas suffisamment différentes pour être significatives. Tout d’abord, Lear est une femme... et cela ne change rien du tout. Aucune critique des codes patriarcaux de la société, aucun questionnement de genre. Or, puisque ce n’est pas la seule inversion des sexes bien que tous les rôles ne soient pas inversés, c’est indéniablement un point névralgique du travail, bien que jamais l’auteur n’ait fait le choix d’en faire un véritable propos. Cela permet uniquement de passer à ce qui, à mon sens, pourrait être au centre du projet : la transformation de la relation Lear/Kent. En effet, l’histoire adultère entre le chef et son second est le seul élément réellement novateur qu’apporte Lanoye. Cela donne à Kent un sous-texte riche et avec Lear et avec Cornald/Cordélia. Cela opère de plus une fusion des personnages Kent/Gloucester qui présente l’avantage de faire disparaître la problématique du bâtard Edmond (Shakespeare corrélait la félonie et le défaut de généalogie de ce personnage). Petit bémol, cela brise le parallèle mis en place sur le thème de l’aveuglement des pères dans le texte originel, au point de le noyer dans le reste. Cela relègue cette intrigue secondaire au rang d’anecdote, et c’est fort regrettable. Enfin, dernière modification majeure : la place des fils aînés, bien plus centrale que chez le grand Will. Ils sont au cœur de scènes plus nombreuses, ce qui est sans doute dû au fait que trois rôles (Grégory, Henry, Cornald) reprennent cinq personnages (Goneril, Reagan, Cordélia, Edgar et Edmond), mais où, de nouveau, l’inversion des genres ne donnent pas à voir un renversement des stéréotypes : les hommes sont des brutes fainéantes, les femmes, des langues de putes envieuses.

Venons en à la scénographie. Un grand plateau pivotant lentement, des rideaux gigantesques qui descendent de la cage de scène, des projections vidéos en live, Et tout ça pour nous dire quoi ? L’on pourrait s’amuser à multiplier les interprétations sur l’idée d’un plateau tournant dans un dispositif frontal (instabilité du monde, évocation de la roue de fortune, mise en évidence des contradictions humaines, changement de décors pour multiplier les lieux), sans que cela ne dépasse le stade de l’exercice de dissertation pour étudiant en Philo et Lettres. En effet, toute la scénographie laisse une impression "poudre aux yeux", tant elle n’est ni nécessaire ni même fondamentalement utile. Les immenses tissus sont une gêne pour les comédiens et ne sont pas intégrés dans les conventions de jeu ; la vidéo perd tout intérêt dramatique au delà de la première scène ; les opportunités qu’offrent ce plateau pivotant ne sont pour ainsi dire jamais exploitée. Pourquoi l’avoir fait alors ? Je serais tenté de répondre, à titre personnel, "parce qu’ils en avaient les moyens".

Les deux éléments physiques ayant été étudiés, qu’en est-il de la mise en scène ? D’abord, je ne peux que regretter que Lear soit présentée comme une vieille folle sénile tant cela me donne envie de ne pas écouter ce qu’elle dit. Or elle tient souvent le crachoir, le temps semble donc vite s’étirer. Le personnage d’Alma m’a également dérangé : issue "d’en bas des tours", c’est le seul personnage qui, par des espaces narratifs, s’adresse directement au public. Cela facilite, par un procédé miroir, une forme d’identification à son personnage et nous place dans une posture d’inférieurs, puisque c’est précisément ce qui est dénigré par tous les autres chez Alma. Ainsi, nous assistons à quelque chose qui, puisque nous n’appartenons pas à ce monde, ne nous concerne pas. Et de fait : je n’ai pas compris ce que ce spectacle essayait de me dire. Au vu de ce que j’ai dit ci-dessus, je suis tenté de dire que le propos pourrait être que "rien n’a changé depuis le XVIème siècle". Mais si le but est de mettre en avant l’actualité de la pièce d’origine, pourquoi ne pas jouer le texte d’origine ? Pour le placer dans le monde moderne ? Cela peut se faire par la scénographie, d’autres l’ont montré ("Hamlet" par Dezoteux en 2013 ; "Timon d’Athènes" par le collectif De Roovers en 2017). Pour moderniser la langue ? Il faudrait alors donner à entendre la différence, le point de comparaison entre l’ancien et le nouveau (comme l’ont fait Depryck et Laubin avec "L.E.A.R." en 2013). Voyons les choses sous un autre angle : justement, tout cela ayant été fait, il pourrait être louable de faire autrement. Pourtant réécrire une oeuvre de répertoire, c’est vieux comme le monde : Shakespeare a souvent repris, parfois à la limite du plagiat, ce qui avait été fait. Cela remettait un classique au goût du jour pour un public souvent soit peu éduqué : le Théâtre du Globe mélangeait allègrement la plèbe et différents échelons de la noblesse. Ce n’est plus le cas. Le public qui fréquente les théâtres à l’heure actuelle - surtout une institution culturelle telle que le Théâtre National - est un public majoritairement lettré et souvent aisé (rappelons que la place est à environ 20 €, soit près du double d’un cinéma qui envoie beaucoup plus d’effets spéciaux, il est donc vraisemblable d’imaginer que ce n’est pas la "poudre aux yeux" que viennent chercher les spectateurs).

Je terminerais par ce qui fait, pour moi, le force de ce spectacle : ses comédiens. Mes coups de cœur : Anne Benoît (Lear) et Philippe Jeusette (Kent), qui font preuve d’une technique fabuleuse, et Raphaëlle Corbisier (Alma) qui a des moments qui dénotent, surtout dans son adresse directe au public.