La crise a enfanté des marathons de danse prometteurs de repas gratuits et couronnés d’un prix fantasmagorique pour le dernier couple de Misérables resté en piste. Le maître de cérémonie est un prototype de nos brillants animateurs de télévision. Un Big Brother, manipulateur, cupide et tout puissant. Les danseurs jouent le jeu jusqu’à l’épuisement, acceptant des consignes de plus en plus inhumaines pour obtenir la prime. Monsieur Walter, c’est son nom, exploite une à une chacune de leur vulnérabilité dans le but du spectacle. Il les félicite et les admoneste tour à tour : « Vous avez le spectacle dans le sang » ! Eva Blanche chante « My baby shot me down, bang, bang ». Le spectacle est à la limite du supportable, tandis qu’il enfile du haut de son podium des doctes sentences de plus en plus cauchemardesques de la libre entreprise, au nom du droit absolu à l’accumulation illimitée des biens.
Une voix s’élève enfin : Jeanine Godinas, une citoyenne à la ville et comédienne sur les planches. Son intervention étrille le compère et renvoie le monde face à son échec devant la misère généralisée, l’égoïsme devenu loi et le voyeurisme écœurant. La grande friandise populaire que sont les exploits de la téléréalité est passée à la moulinette. Mais où sont donc passées nos fibres essentielles ? L’intelligence de cœur et d’esprit, la compassion, l’affectivité ? Ce spectacle est un véritable poème symphonique qui fait prendre conscience de la corruption intense de l’homme, et de la seule rédemption possible… via l’humanité des artistes.
Et de l’humanité, les « valeureux candidats » en ont à revendre. Ainsi que du talent. Ce sont les corps de ces généreux comédiens qui parlent d’abord. Et jusqu’à épuisement. Et les voix de Benjamin Boutiboul , Toussaint Colombani, Inès Dubuisson, Emile Falk, Cachou Kirch, Gaetan Lejeune, Magali Piglaut, Chloe Struvay, Anne Sylvain, Benoit Verhaert, Simon Wauters, tous artistes de choc qui fabriquent une chorégraphie éblouissante de cohésion et de sincérité. Ils rivalisent de présence scénique. Et le texte coule, inéluctable et réaliste comme du Steinbeck. Mais les personnages se fanent tout aussi inéluctablement comme dans un film de sciences naturelles accéléré : de l’éclosion des espoirs de chaque couple au flétrissement cynique de leurs idéaux. Seule la mort peut soulager l’ultime et intolérable épreuve de Gloria, refusée dans un sursaut de dignité tant elle la trouve dégradante. Dans son refus d’offrir le spectacle d’un mariage instrumentalisé au public avide de sensations, elle s’avère plus poignante encore qu’un personnage de Zola. Elle « qui rêvait d’un monde nettoyé pour recommencer la Vie » s’offre la mort grâce à la compassion de son compagnon, une apothéose qui efface le pourrissement de la société. Celui qui l’a euthanasiée se souvient de la terrible phrase prononcée jadis par son grand-père : « Ainsi on achève les chevaux ».
La mise en scène y va fort, le public est même sommé de participer et d’applaudir pour faire monter l’applaudimètre. Violence. C’est comme les like sur Facebook. Comment peut-on liker de telles déshumanisations ? Et pourtant, le spectacle de Michel Kacenelenbogen est d’une puissance remarquable quant à son impact sur le spectateur déjà bien ébranlé en début de saison par « Les filles aux mains jaunes » de Michel Bellier. Le rythme de ce spectacle est très physique et de plus en plus exténuant. La danse a fait place à la sauvagerie de la course dans une arène. L’énergie des comédiens souligne le violent désir de survivre à travers le supplice et le désespoir. « Stop ! » hurle Janine Godinas. « Je suis sûre que l’on peut changer la marche des choses, se mettre ensemble et faire autre chose. » C’est ce qu’il faut entendre, à coup sûr, si on en croit le maître de la pièce et non le maître de cérémonie. La tension dramatique est enrobée dans une magnifique partition musicale (Pascal Charpentier) qui détourne dans des effets de contrastes saisissants, les tubes sentimentaux de nos années d’insouciance pour mieux dénoncer l’intolérable réalité.