Vendredi 13 janvier 2017, par Catherine Sokolowski

Un autre regard sur le monde

Opéra circassien ancré dans le réel, "Daral Shaga" donne une version artistique du terrible chemin à parcourir par les migrants avant d’aboutir, peut-être, quelque part. Il s’agit d’un hommage et d’un message en faveur de l’accueil. Au travers de la musique, des prouesses acrobatiques et des chants, le spectateur s’imprègne du voyage. Contrastant avec la rapidité propre à l’espace médiatique, l’opéra donne le temps de l’empathie. Accessible, il invite à la réflexion. La forme se met au service du fond en encourageant tout un chacun à se mettre à la place de son prochain. A côté de ce constat de solidarité, on ne peut que s’incliner devant le talent des artistes de toutes les disciplines présentes qui participent à la réalisation d’un très beau spectacle.

Au départ, il y a un livre, « Eldorado », roman de Laurent Gaudé publié en août 2006. Le spectacle est une sorte de zoom sur la scène de franchissement des murs et barbelés dans le roman. Feria Musica donnera l’impulsion pour réaliser cet opéra circassien avec Fabrice Murgia, qui n’avait jamais travaillé avec des acrobates, ni même avec des danseurs. Au final, quel que soit leur art, les artistes sont solidaires, comme devraient l’être les peuples. La musique, clé de voûte du spectacle agit comme vecteur émotionnel, tendre, mélancolique, triste ou violente. Il s’agit d’un autre regard sur le monde.

Plusieurs questions peuvent se poser comme celle de la légitimité. Laurent Gaudé, auteur du livret, Fabrice Murgia, metteur en scène, Kris Defoort, créateur du discours musical, ou Philippe de Coen à la direction artistique (Feria Musica) sont-ils qualifiés pour parler d’un drame qu’ils n’ont pas vécu ? La réponse est clairement oui. D’abord parce qu’on est tous plus ou moins issu de l’immigration. Laurent Gaudé a visité des camps, Fabrice Murgia proposait déjà “Exils” en 2012, projet sur la question du “vivre ensemble”. Ils sont touchés par ce problème et souhaitent l’éclairer, le mettre en avant, militer en faveur de l’accueil des migrants. Cela se voit, cela se sent à travers le spectacle. Bien sûr, ils militent devant un public fort probablement acquis à la cause. Est-ce une raison pour se taire ? Ce soir-là, des étudiants participaient à un échange après le spectacle. Ils témoignent du fait que la représentation permet de mieux appréhender une réalité devenue pour certains presque banale à force de se répéter.

Assez court, le spectacle raconte le parcours d’un émigré sur le retour et celle de Nadra et de son père, en route vers une terre d’accueil : “Va Nadra, cours et ne t’arrête pas”. La route est extrêmement pénible et peuplée d’embûches mais l’espoir est là : “n’oublie pas ma fille Nadra de vivre avec joie”. Le déracinement est la pire des choses, pourtant ces hommes partent, courageux, prêts à se sacrifier pour leur famille comme le père de Nadra. A côté des éléments naturels (mer, climat…), partout des grilles et des murs à affronter. Filmées en direct, les scènes sont retransmises en gros plan sur un écran transparent couvrant la scène. Même s’ils en ont parfois l’impression, ces hommes ne seront jamais des ombres et cet opéra nous le rappelle : il ne faut jamais s’arrêter de dénoncer les injustices, par tous les moyens et donc aussi poétiques. Mais la gravité du sujet ne doit pas nous empêcher d’admirer la maîtrise des protagonistes : bravo les artistes !