Dimanche 28 janvier 2018, par Jean Campion

Un Témoignage lucide et tendre

"Il a insisté pour que j’apporte mon violon. Je joue. Puis on le reconduit dans sa chambre. Avant de s’endormir, il me demande : "Tu feras quelque chose pour moi ?" Sentant la mort s’approcher, Michel Graindorge suggère à sa fille comédienne et violoniste, un spectacle. Cette idée ne la surprend pas. Elle l’a senti germer en elle, durant les quinze mois, où son père hospitalisé était enfermé dans une "prison de soins". Lui consacrer un spectacle, c’était le ramener dans le monde du dehors. C’était également, pour elle, un moyen d’exorciser sa douleur, en remettant la mort au centre de la vie.

Catherine partageait avec son père une forte angoisse de la mort. Et il lui a fallu de nombreux mois pour faire son deuil, après son décès. Aujourd’hui elle évoque avec humour ce combat difficile : elle a diversifié potions et anxiolytiques, consulté des thérapeutes de tous bords et même un médium. Fiasco complet ! Son spectacle ne sera ni un hommage, ni un plaidoyer pour l’avocat engagé. Commenter les épisodes célèbres de sa carrière controversée ne l’intéresse pas. Elle le fait sentir ironiquement à la journaliste, venue l’interviewer. En dansant le sirtaki, écho de vacances heureuses en famille, à Santorin, Catherine suggère son intention : cerner la relation entre père et fille.

Elle remonte le fil de leur histoire et découvre certains témoins du travail ou des intérêts de Michel : des phrases enregistrées par dictaphone, une boîte à musique qui serine l’Internationale ou un texte de chanson pas facile à interpréter. La maison est envahie par des montagnes de livres. On ne s’étonne pas d’y trouver l’oeuvre complète de Marx et quantité d’écrits révolutionnaires. Plus inattendus, les nombreux ouvrages consacrés à différentes religions. Cet agnostique avait soif de spiritualité. Chaque année, il faisait une retraite, dans une abbaye, près de Saint-Hubert. Catherine, à son tour, y a passé trois jours, en occupant la chambre de son père.

L’enfermement traverse toute l’existence de Michel Graindorge. Ce fils d’un surveillant de la prison de Verviers bénit la maladie, qui le frappe durant son enfance. Elle lui offre la chance de s’évader de la sévère maison familiale, où il étouffait. Une brève interview montre que très tôt, l’avocat de gauche s’est battu pour améliorer les conditions de vie des détenus. Un combat qui trouve un écho dans une longue séquence symbolique, soutenue par la musique déchirante du violon. Sur l’écran , grues et bulldozers démolissent la prison de Verviers...

Les derniers mois de sa vie, l’avocat pugnace s’est senti emprisonné par les contraintes de la maladie. Une réclusion, durant laquelle cet homme public recevait très peu de visites. De plus en plus proches, père et fille ont vécu solidairement l’approche de la mort. Michel masquait la peur qu’elle lui inspirait par des formules du genre : "Je n’ai jamais considéré la mort comme une hypothèse de travail." On peut imaginer leurs discussions sur les questions existentielles. Catherine ne les confie pas au public. Normal. Par contre, elle décrit avec précision le déroulement du dernier jour (20 avril 2015), en soulignant l’absurdité d’une obéissance aveugle aux règlements. A 14 heures, le malade est prêt. Mais la sédation n’est prévue qu’à 16 heures... On impose deux heures de vie à un homme qui ne demande qu’à mourir ! Dans son compte-rendu, Catherine montre également que son père a besoin d’être rassuré. Par les paroles d’Alain, ami et médecin de la famille ou par des gestes : "On lui caresse les bras, les jambes, le front."

La vie reprend son cours. Témoins, ces deux scènes apaisantes. Alors que l’on verse les cendres de Michel dans la rivière, à Barvaux, sa petite-fille détend l’atmosphère par une remarque désarmante. Un peu plus tard, Catherine rencontre François Besse. Le truand repenti (sorti de prison en 2006) lui parle chaleureusement de son père et confirme qu’il n’est pas complice de son évasion. "Avant la fin" est un témoignage lucide et tendre, qui frappe par sa sincérité et sa retenue. Catherine Graindorge se sert des mots, des images et de la musique avec sobriété, pour nous faire découvrir un papa, qu’elle apprend à mieux connaître. Jamais larmoyant, son seule-en-scène très personnel nous confronte à notre perception de la mort et à nos réactions devant la perte d’un être cher.

Jean Campion