Mardi 22 mai 2018, par Jean Campion

Un Spectacle-reportage pertinent et irrévérencieux

1968, les jeunes s’agitent. Un peu partout dans le monde, ils protestent contre la guerre menée par les Etats-Unis au Vietnam. En Belgique, les étudiants flamands, qui réclamaient "Leuven vlaams", obtiennent gain de cause. La France voit la crise étudiante déboucher sur le plus important mouvement social d’après-guerre. C’est ce printemps des barricades que Claude Semal et François Sikivie nous racontent dans un cabaret burlesque. Ils ne s’appuient pas sur leur vécu (l’un avait 14 ans et l’autre 9) mais sur une solide documentation, pour nous proposer un spectacle-reportage lucide et impertinent.

"Mai mai mai Paris mai...", la voix de Nougaro se mêle aux cris, aux éclats de grenade et aux commentaires des radios. Sanglés dans leurs costumes vieille France, monsieur François et monsieur Claude écoutent le montage, puis nous expliquent avec précision comment de Nanterre à la Sorbonne, la contestation a fait tache d’huile. Un feu de brousse que le premier ministre feint d’ignorer. Reçu par le shah, Georges Pompidou admire les beautés de l’Iran et... vend des armes. Tour à tour étudiants et CRS, les deux compères miment lancements de pavés et charges musclées. Une évocation dérisoire de la pagaille des barricades. Cependant la révolte étudiante sera bientôt épaulée par la jacquerie paysanne et la mobilisation ouvrière. Cette convergence de trois fleuves déchaînés paralyse tout le pays. Plus d’essence, ni de train, ni de métro. Dix millions de grévistes. En mai, fais ce qu’il te plaît. Des Français s’interrogent sur leur boulot et le sens de leur existence.

Pour retracer la sortie de crise, les comédiens se servent d’un humour plus débridé. Retour clownesque de Cohn-Bendit déguisé en étudiant espagnol. Escapade mystérieuse de de Gaulle à Baden-Baden, qui prend des allures de fuite à Varennes. Loufoque. Avec une grossièreté revigorante, le général Massu remonte les bretelles du chef de l’Etat, qui se ressaisit. Semal et Sikivie unissent leur voix, pour donner du poids à l’allocution radiodiffusée du 30 mai : "Je ne me retirerai pas..." Un électrochoc pour les gaullistes et le glas pour mai 68. L’UDR, parti du général, s’apprête à remporter triomphalement les élections législatives. Et les communistes renoncent à la grève, en espérant toucher les dividendes des avancées sociales. Les politiciens reprennent la main, l’essence revient dans les pompes et les Français partent en vacances.

Au début du spectacle, les auteurs s’engagent à respecter les faits. Ils tiennent parole, corrigeant même certaines erreurs répandues. Mais dans ce cabaret burlesque, ils nous amusent par des caricatures, suggèrent des réflexions et laissent percer leur sympathie. Ils reprennent avec ferveur des slogans provocants comme "Soyez réalistes, demandez l’impossible." et se montrent caustiques, en chantant les mérites de "La Matraque". L’image de de Gaulle est contrastée. "Premier You Tubeur de l’histoire, puisqu’il avait une télé pour lui tout seul", il apparaît comme un président hégémonique, qui nationalise à tout-va et s’oppose à "la chienlit". Dépassé un moment par les événements, il fait front, mais se sentant désavoué, il n’exploite pas sa victoire. A sa façon, il respecte la démocratie. Son référendum suicidaire de 1969 le confirmera. Pour tourner en ridicule les querelles entre gauchistes et communistes, les comédiens poussent les spectateurs à se battre à coups de slogans antagonistes. Une joyeuse pagaille ! Tout aussi désopilante, la scène où, dans la peau d’un psy délirant, François Sikivie rend fou son patient, en se laissant emporter par la cascade de mots déclenchée par "père".

"Circus 68" respecte la chronologie et nous donne une vision claire de cette France en ébullition. Sans tomber dans le didactisme. Grâce à la gouaille, à l’autodérision des comédiens et à l’inventivité du metteur en scène, Charlie Degotte. Dans ce petit chapiteau, le public complice s’amuse à voir des balayettes devenir des hélicoptères ou les sourcils broussailleux de Pompidou. En écoutant la chanson qui démystifie les "trente glorieuses", nous réalisons que le passage d’Yvette Horner à Bob Dylan reflète une évolution positive et dangereuse. Cà et là, on perçoit la nostalgie de rêves inaboutis, mais les auteurs ne dressent pas de bilan. Cette révolte inattendue, qui aurait pu dégénérer en guerre civile, a changé la vie des Français et a nourri la plupart des contestations d’aujourd’hui. Les fantômes de 68 nous rappellent que la démocratie se réinvente en permanence. C’est comme pour le vélo. Si on s’arrête de pédaler, on tombe.

Jean Campion