Lundi 22 avril 2013, par Jean Campion

Un Silence assourdissant

"Leur petite fille, on ne l’entend quasiment jamais, ce qui est une bénédiction." Ce témoignage ambigu reflète la subtilité avec laquelle Martin Crimp suggère le mécanisme de la maltraitance et dénonce la lâcheté engendrée par le repli sur soi. Pas de voyeurisme ni de réquisitoire moralisateur. Constamment invisible, la victime n’existe que dans le regard du spectateur. L’auteur lui laisse le soin d’imaginer la souffrance de cette enfant martyre et de se confronter aux témoins déserteurs.

Depuis qu’elle a perdu son mari, Milly, soixante ans, vit au premier étage d’un immeuble modeste. Femme à principes, elle juge sévèrement le comportement des autres locataires, avec lesquels elle se montre pourtant courtoise. Bob, son voisin de palier, est en pleine déprime. Sans emploi, il s’est vu retirer la garde de ses enfants par le service social. Pour se consoler, il boit et se rince l’oeil, lorsque Carol prend son bain de soleil. Celle-ci occupe le rez-e-chaussée avec Nick, son compagnon, qui n’est pas le père de sa petite Sharon. Des indices troublants, comme les appels lumineux d’un mobile musical ou le bruit d’un oiseau qui gratte, suscitent un malaise. Une tension renforcée par les irruptions menaçantes de deux hommes portant des masques de gorille. Ils viendront taguer le lieu du drame. Le fait divers glisse vers le conte cruel.

Brutal, surtout quand il a bu, Nick est un homme possessif et despotique. Pas question pour Carol de s’exhiber en tenue légère, dans son jardin. Sharon n’est pas sa fille, il le répète régulièrement, mais elle doit lui OBEIR. Elle finira son assiette. En quatre jours, s’il le faut ! A l’opposé, Carol est une maman faible, dont les molles protestations n’empêchent pas sa petite de manger de la terre. C’est une femme-enfant éblouie par la possession d’un micro-ondes et subjuguée par un homme , dont elle est amoureuse. Valérie Lemaître et Denis Carpentier traduisent remarquablement l’immaturité de ce couple. Elle nous explose à la figure, lors de l’anniversaire de Sharon.

Face à la complicité de Nick et de Carol, l’assistante sociale se montre peu combative. On la sent ébranlée par cette enfant de quatre ans "qui s’enferme à clef", mais elle n’assume pas ses responsabilités. D’autres dossiers l’attendent. Une fois ou deux peut-être, Bob s’est demandé ce qui se passait en bas. Il avait décidé de descendre pour identifier ces bruits suspects. Mais comme ils ne se sont pas reproduits... Milly ne voulait pas d’enfants. Pourtant, elle était armée pour les faire pousser droit. Jacqueline Nicolas incarne, avec détermination, cette vieille dame ulcérée par le laxisme ambiant. N’ayant pas ses yeux dans sa poche, elle reconnaît qu’il y avait de quoi s’inquiéter. Elle était même prête à jouer les baby-sitters et à donner une robe propre et un bain chaud à cette pauvre gamine. Mais "de quel droit je serais allée m’en mêler ?" demande-t-elle, la conscience en paix.

Pour Georges Lini, "la grande force de cette pièce est sa violence cachée". Malgré certaines séquences explosives, sa mise en scène privilégie les non-dits, les regards, les silences, qui trahissent l’indifférence et le manque de courage. A une époque où les réseaux sociaux se gargarisent d’amitiés illusoires, la pièce de Martin Crimp nous met en garde contre la fragilisation du lien social.

Jean Campion