Lundi 27 novembre 2017, par Jean Campion

Un Réquisitoire légitime et tonique

Lors de sa création à Montréal (2015), "J’accuse" reçut un accueil enthousiaste et la lecture de ce texte au "RRRR Festival" (Rideau de Bruxelles) suscita un vif intérêt. Les paroles de ces citoyennes ont une dimension universelle. Cependant les références à la culture canadienne et le vocabulaire québécois empêchaient de monter le spectacle dans sa version originale, en Belgique. Encouragée par Isabelle Jonniaux, Annick Lefebvre a accepté de s’immerger dans la société belge, pour la disséquer et mieux cerner les individus qui y cohabitent. Ce travail était indispensable pour ancrer les personnages dans une réalité culturelle et politique. Annick Lefebvre n’a pas adapté, mais réécrit "J’accuse". Un fameux défi, car cette nouvelle pièce est alimentée par des éléments "tellement éloignés de son ADN culturel, qu’elle se sent incapable de mesurer son impact réel." Elle peut se rassurer. On ne résiste pas à la force de frappe de ces cinq Belges, déterminées à combattre les préjugés et à se faire respecter.

La première à prendre la parole est une jeune Liégeoise, qui se lève très tôt, pour venir vendre de la lingerie fine dans la capitale. Ce métier l’intéresse et elle voudrait faire profiter ses clientes de sa compétence. Malheureusement ces carriéristes du quartier européen manquent de goût et répondent à son sourire par du mépris. Sarah Lefèvre vit ces frustrations avec une rage contenue. On change de camp avec une patronne de P.M.E, incarnée autoritairement par Isabelle Jonniaux. Cette Wallonne comprend l’origine des plaies profondes des Flamands "qui en ont chié ". Et pleine d’admiration pour Bart De Wever, elle juge le Wallon amorphe, oisif et profiteur. La peur de l’échec la rend intraitable et cynique. On lui reproche d’être sans coeur. Peu lui importe. Elle se montre stoïque : sa dureté la condamne à une vieillesse solitaire. En se glissant dans la peau d’une étrangère, rejetée par les populistes, Jessica Fanhan tient avec sérénité un discours bien différent. Elle conteste calmement un chapelet de préjugés sur les moeurs des Noirs et montre qu’elle connaît très bien la Belgique. Elle s’y intègre et suggère que le roi Philippe et son peuple se réveillent. Malgré ses diplômes universitaires, elle est technicienne de surface...

Le quatrième monologue est désopilant. Prenant à partie Annick Lefebvre, une fan inconditionnelle de Lara Fabian règle ses comptes. Elle refuse de passer pour une nunuche, qui déconcentre son idole par ses applaudissements tonitruants et elle crache son fiel sur cette pièce immonde. Par sa hargne et ses talents de chanteuse, Muriel Legrand électrise la salle et la scène. Retour à la douceur avec une écrivaine mélancolique. Obligée de voyager souvent, cette femme supporte mal d’être séparée de ses amis. Le jeu délicat d’Annie Darisse nous fait sentir le besoin d’amour qui la pousse à rêver à "des postes de veilleuses à échelle humaine et de réverbères en chair et en os."

Ces cinq témoins de la Belgique d’aujourd’hui, on peut les croiser tous les jours. Elles ont accumulé déceptions, peurs, ressentiments et elles se lâchent. Par instinct de survie. L’auteure s’est efforcée de décrypter le malaise et la part d’ombre, qui se cachent dans leurs monologues, où elles rebondissent d’une idée à l’autre. Pas de portraits simplistes, mais des personnes dans toute leur complexité. Ecoeurée par la médiocrité de ses clientes, la vendeuse de lingerie s’enthousiasme pour Laurence Vielle, notre poétesse nationale : il faudrait lui élever une statue. Pour ne pas rater un spectacle de Lara Fabian, la groupie abandonne ses études. Mais elle puise dans son admiration aveugle, l’audace de chanter crânement un de ses tubes.

Tout en marquant les différences entre ces femmes, la mise en scène sobre et précise d’Isabelle Jonniaux souligne leur solidarité. Elles accordent leurs pas dans des mouvements d’ensemble, s’écoutent attentivement et surfent sur la langue dense, sensible et percutante d’Annick Lefebvre. Ses envolées, puissantes comme des lames de fond, se nourrissent de son côté "fleur bleue", de sa pugnacité et de son humour mordant. Son autodérision la pousse à encaisser les critiques acerbes de l’adulatrice de Lara Fabian. On ne peut pas lui reprocher de jouer les donneuses de leçons !

Très fouillés, ces monologues nous invitent à dépasser les apparences, pour entendre la vérité de ces cinq femmes. Comme la jeune Liégeoise, elles souhaitent "moins de machisme ambiant et de misogynie latente". Mais elles ne s’enferment pas dans un combat féministe. Elles dénoncent une série d’idées reçues et d’injustices, qui minent notre société. "J’accuse" témoigne d’une rage de vivre qui réchauffe le coeur.

Jean Campion