Lundi 16 avril 2018, par Jean Campion

Un Monde sans boussole

Dans "Après la fin" (2005), Dennis Kelly nous fait assister aux affrontements violents entre Mark et Louise, deux rescapés d’une explosion nucléaire. Un duel impitoyable qui, en illustrant la dictature des forts, suscite un regard critique sur une société minée par le terrorisme et tentée par le repli sur soi. Créée en 2006, peu avant la crise des subprimes, "Love and money" s’appuie sur l’histoire tragique d’un couple, pour dénoncer les dérives du libéralisme triomphant. Un fossé infranchissable sépare amour et argent.

Echange d’e-mails entre David, délégué commercial et Sandrine, une nouvelle collègue, avec qui il a entamé une relation amoureuse. Celle-ci le pousse à lui parler de Jess, son ex-femme. D’abord réticent, David se livre à une confession déroutante sur ses réactions face à la tentative de suicide de Jess. A travers six séquences indépendantes mais complémentaires, comme les pièces d’un puzzle, l’auteur éclaire le drame de ce couple et démasque la tyrannie de la société de consommation. David aimait son métier de prof, mais il y renonce. Pour rembourser les dettes de sa femme, victime de son addiction au shopping, il lui faut un emploi plus lucratif. Val, une fille qui l’a aimé, envisage de l’embaucher, s’il se soumet aux lois du marché. Malgré les humiliations, David se laisse piéger par les illusions de l’ultra-libéralisme. Se relayant sur un rythme haletant, des agents de crédit décrivent clairement le processus du surendettement et semblent regretter la déshumanisation d’un monde "en phase de cynisme terminal". L’unique scène, qui met en présence Jess et David, consacre l’échec du couple. Témoin de l’assassinat d’un homme dans la rue, Jess est en état de choc. Au lieu de la réconforter, David, obsédé par ses achats compulsifs, la pourchasse de questions : elle n’est plus qu’une source de dettes.

L’auteur se contente de nous livrer quelques bribes de cette histoire d’amour fracassé, laissant de l’espace à l’imaginaire. A travers le comportement d’autres personnages, il confirme que notre société, gangrenée par l’argent-roi, est déboussolée. Les parents de Jess trouvent un exutoire à leur douleur dans la profanation. Très près de leurs sous, ils sont scandalisés par le luxe du mausolée voisin, qui fait de l’ombre à la tombe de leur fille. La destruction s’impose ! C’est à cause de ses convictions religieuses que Val s’est fait larguer par David. Maintenant son seul dieu est l’argent : "Je suis une photosynthétiseuse de fric." L’apparition d’électrons libres nous intrigue. Que signifient les échanges entre Duncan, un frimeur crevant de solitude et Debbie, une jeune iconoclaste, qui se venge de ses supérieurs par des tours machiavéliques ? Chacun, à sa façon, reflète la difficulté de vivre dans un monde, où l’obsession de l’argent fait vaciller toutes les valeurs morales.

"Parfois je me pose des questions et je me demande si les autres sont aussi perdus et se posent aussi des questions." Jess cherche sa place dans cet univers, où l’Avoir supplante l’Etre. Pour elle, "l’argent, c’est mort" et elle croit pouvoir combler le vide de son existence, par son mariage avec David. Mais elle se perd dans son addiction aux crédits à la consommation et se retrouve dans un hôpital psychiatrique. Son suicide libère David d’un poids. Un geste d’amour ?

Dennis Kelly affiche clairement ses intentions, tout en évitant le piège du théâtre didactique. Pas d’intrigue linéaire illustrant une thèse, mais des séquences aux styles différents, qui font fi de la chronologie. Ni bons ni mauvais, les personnages, piégés par une situation, peuvent basculer à leur insu dans la monstruosité. L’humour noir et les répliques cinglantes mettent en valeur leur honnêteté brutale et cruelle. Un bémol : certaines séquences gagneraient à être resserrées. Dans sa mise en scène, Julien Rombaux souligne la singularité de chaque tableau, en les trempant dans des atmosphères différentes. Pas de lieux précis ni d’accessoires révélateurs, mais un appel à l’imagination du spectateur. Un cadre flou qui ouvre la porte au karaoké du tube de Jo Dassin : "A toi". La "jolie" chanson d’amour fait grincer le drame de Kelly. Cet auteur a une écriture particulière. Parfois les mots se cherchent, les répliques s’entrechoquent ou les phrases ne s’achèvent pas. Le metteur en scène a poussé ses comédiens à exploiter efficacement les non-dits et à adopter un rythme trépidant. Grâce à leur vitalité, cette fable désabusée est un spectacle tonique et captivant.

Jean Campion