Mardi 30 avril 2019, par Jean Campion

Un Héros noyé dans les mélanges

"Il n’a pas encore tué sa mère, sa femme, ses gouverneurs, mais il a en lui les semences de tous ces crimes." (Seconde préface de "Britannicus"). En nous dépeignant la cruauté de Néron, Racine nous fait assister à la naissance d’un tyran. Héritier illégitime du pouvoir, il s’y accroche, en menant un combat sans merci contre sa mère, Agrippine. Le "Néron" mis en scène par Frédéric Dussenne est bien différent : " J’avais cette certitude inexplicable que la figure mythique de Néron avait quelque chose à nous dire de notre réalité contemporaine. Qu’il fallait tenter le coup." Comme le héros de Jim Morrison, il fait sauter le carcan d’une éducation castratrice, pour profiter sans limite de sa puissance d’exister.

Murmurant des bribes de la chanson "The End", Néron se recroqueville le long d’un mur. Inquiète de voir s’affaiblir sa tutelle sur ce fils ingrat, Agrippine se lance dans un long plaidoyer-réquisitoire. Tout en reconnaissant qu’il lui doit l’empire, Néron prétend que Rome "veut un maître et non une maîtresse". Sur un ton plus véhément, il lui reproche de soutenir Britannicus, son rival et Junie, la femme qui refuse de l’épouser. Les alexandrins de Racine trouvent un écho dans les affrontements chorégraphiques. Le spectacle sera aussi nourri par des extraits du "Couronnement de Poppée", l’opéra de Monteverdi (créé en 1643), qui voit triompher l’amour de Néron et Poppée.

Pour Frédéric Dussenne, "le corps silencieux et la vibration musicale comptent autant que le Verbe et le Sens." Il se plaît à mêler les disciplines (parole, chant, danse), les langues et les époques (Morrison, Racine, Monteverdi). Peu importe la narration. Ce qui compte, c’est la rencontre entre spectateurs et acteurs. Dans un décor stylisé, noir et blanc, Béatrice Wegnez et Adrien Drumel soulignent l’âpreté de la lutte entre Agrippine et Néron. La mère ira jusqu’à gifler son fils rebelle. Muet, Jean Fürst observe le combat avec la souplesse d’un arbitre de boxe. Comme les deux autres comédiens, il laisse parler son corps, puis deviendra la voix chantée du spectacle.

La dernière séquence marque une rupture brutale. Le rock des "Doors" balaie les mélodies de Monteverdi. Néron refuse l’héritage d’un monde déjà mort et la prison du pouvoir ou des liens amoureux. Galvanisé par la musique de "The End", il se libère de toute entrave, pendant que s’affichent les paroles françaises de la chanson. Des images souvent surprenantes : "... chevauche l’autoroute vers l’ouest, bébé... chevauche le serpent...il est vieux et sa peau est froide", des allusions à Oedipe... Jim Morrison reconnaissait qu’il ne savait pas vraiment ce qu’il essayait de dire.

Cette confusion n’est pas gênante. Nous sommes emportés par la course effrénée et la musique implacable. En revanche, le spectateur regrette la témérité du metteur en scène : "J’avoue qu’ici, j’ai poussé le bouchon assez loin, en bâtissant un spectacle dont l’essentiel est invisible." Il aurait pu fournir des clés qui éclaireraient ces mélanges de styles. Lorsque l’opéra de Monteverdi relaie la tragédie de Racine, nous passons d’un Néron assoiffé de pouvoir à l’amoureux transi de Poppée. Bien difficile de saisir cette mutation, si l’on ne comprend pas l’italien. Heureusement, le programme nous propose la traduction du "Couronnement de Poppée" : deux longues lamentations d’Octavie (personnage qui ne figure pas dans la distribution de "Britannicus") et...un très court duo sensuel entre les amants. Pas de quoi rendre intéressante la confrontation des deux "Néron". On s’interroge aussi sur l’opportunité de certains choix. Pourquoi Béatrice Wegnez, qui incarne Agrippine, reprend-elle le rôle de Narcisse, que jouait Jean Fürst ? Ces zones d’ombre, ces initiatives déconcertantes empêchent le public d’adhérer à un spectacle plus ambitieux que convaincant.

Jean Campion