Jeudi 5 juin 2014, par Jean Campion

Un Couple au purgatoire

Dans "L’Iceberg qui cache la forêt" (2012), les héros de Virginie Thirion ont beau se répéter : "Le travail n’est pas tout !", ils voient leurs relations amoureuses perturbées par la tyrannie du rendement, obsession de notre société. "Les Hommages collatéraux" apparaît comme le deuxième volet d’un dyptique consacré à la fragilisation du couple par la vie professionnelle. Sujet grave qui nourrit une comédie subtile, pétillante, magnifiquement interprétée par deux comédiens irrésistibles.

En entrant dans la salle, les spectateurs tombent sur un homme et une femme qui rongent leur frein. Max et Lucie attendent un entretien d’embauche, déterminant pour la suite de leur carrière. Et la porte reste désespérément close ! Uni pendant dix ans, leur couple bat de l’aile. Comme en témoigne le ton acerbe de leurs échanges. Prétextant que "les études de lettres, ça mène à tout", Lucie agace Max par des subtilités linguistiques et lui, l’agresse par sa muflerie. Ils ne convoitent pas le même poste, mais s’interrogent avec la même anxiété sur leur avenir. Cette attente interminable vise à les déstabiliser, à les pousser à se nuire. Pour nous en convaincre, Max nous ramène trois mois en arrière.

Tableau à l’appui, il nous explique comment la crise a forcé Antoine et Pascal, deux frères ennemis, à enterrer la hache de guerre, pour permettre la fusion de leurs garages. Une restructuration qui sera fatale aux vendeurs "moins performants". Il faut donc que Max marque des points, dès le premier round : LA soirée de l’entreprise. Pourtant le couple ne s’y prépare pas dans la sérénité. Lucie a envie d’une crise : après l’orage, on respire mieux ! Prises de bec, réconciliation dans un slow et... arrivée au septième ciel. Tant pis pour le retard !

Les péripéties de cette soirée très arrosée et les rebondissements liés à des malentendus sont amusants. Mais c’est surtout le style incisif de Virginie Thirion et sa mise en scène nerveuse qui nous séduisent. Dans la plupart des scènes à deux, les personnages restent à distance, adossés à un cyclorama. La barrière tombe, quand Lucie ou Max semblent sortir de l’écran, pour se confier au public. Une alternance de dialogues et d’apartés, qui dynamise la représentation et favorise la complicité. Savourant l’humour de Max, qui exploite malicieusement les conseils de Boileau, le spectateur apprécie l’avantage qu’il a sur les protagonistes. Au coeur de leurs pensées intimes, il domine les situations dans lesquelles ceux-ci se débattent et éprouve à leur égard une réelle empathie.

Lucie est une femme intelligente, qui prend plaisir à partager ses connaissances. Ainsi, elle vous apprend, avec un sourire amusé, pourquoi la majorité des femmes, quand elles appliquent leur mascara, se transforment en carpes. Même clairvoyance dans le domaine professionnel. Comptable expérimentée, elle est chargée de former de jeunes collègues. Sa mission remplie, elle sera virée, au profit de ces débutantes... moins payées. Max est tout aussi lucide. Il flaire les intentions de ses supérieurs ou de ses collègues et met en valeur ses talents de négociateur. Cependant, ces héros combatifs, bien armés pour affronter la jungle de l’entreprise, sont tiraillés par des sentiments contradictoires. Jalouse de la fille à la petite robe jaune, Lucie aimerait que Max la rassure. Celui-ci s’y refuse, puis s’en veut de ne pas l’avoir prise dans ses bras. Patricia Ide et Alexandre Trocki expriment ces hésitations, ces doutes, ces regrets, avec une précision qui rend leurs personnages fort attachants.