Lundi 2 mai 2022, par Jean Campion

Un Amour angoissant

Dans la plupart de ses pièces, Dennis Kelly dépeint la violence de notre monde urbain contemporain, sans jugement ni complaisance. Thriller psychologique palpitant, "Orphelins" nous fait assister à l’éclatement d’une cellule familiale. Un huis clos explosif qui secoue nos certitudes. Balisant nettement la progression dramatique, la mise en scène d’Elsa Chêne tient le spectateur en haleine et l’interpelle : "Quand la violence s’insinue petit à petit, on l’accepte, on l’ingère presque à petite dose, et donc on la supporte. Pourtant elle nous ébranle. A quel moment atteignons-nous nos limites ? "

En tenue décontractée, les trois comédiens attendent que les spectateurs s’installent. Exhibant un t-shirt maculé de sang, Liam déclenche la représentation. Il fait irruption dans le salon, où sa soeur Helen et Danny allaient entamer un souper d’amoureux. Confus, il s’excuse de son intrusion. Sa soeur affolée par le sang, lui demande ce qui lui est arrivé. Très agité, il explique qu’il a tenté d’aider un ado étranger, agressé par des inconnus, mais que celui-ci, pris de panique, a disparu. Ce récit truffé de contradictions et d’incohérences suscite la perplexité du couple. Helen va lui chercher un t-shirt propre et Danny estime qu’il faut prévenir la police : ce jeune blessé attend du secours. Réagissant avec ses tripes, sa femme l’en dissuade. A cause d’erreurs de jeunesse, son frère a un casier judiciaire : il serait un suspect tout désigné. En distillant ses révélations, Liam va entraîner sournoisement le couple vers l’horreur. Chaque revirement obligera sa soeur et son beau-frère à se demander jusqu’où on peut repousser les frontières de l’acceptable, pour protéger les siens.

Orphelins très jeunes, Helen et Liam ont vécu une enfance malheureuse qui les a viscéralement soudés. Leurs vies ont emprunté des chemins différents, mais Helen continue à surprotéger ce frangin qui a mal grandi. Son amour pour ce frère encombrant, imprévisible prend parfois un visage monstrueux. Son propre avenir, elle a du mal à le voir en rose. Au lieu de se réjouir de sa grossesse, elle se demande si elle va garder ce deuxième enfant. Excédée par les invectives sexuelles des Arabes, elle rêve de quitter ce quartier pourri.

Le comportement de Liam est déroutant. Il se sent bien dans la famille de sa soeur et serait très heureux d’emmener son fils Nathan à la foire. Cependant c’est un être faible, influençable, attiré par un pote néonazi, amateur d’armes et d’histoires horribles. On le sent écartelé par des sentiments contradictoires. Conscient qu’il sème le trouble dans "le monde tout beau" du couple qu’il admire, il l’entraîne insidieusement dans la spirale de la violence. Danny est un homme tolérant. Témoin, son désir de minimiser la gravité de l’agression, dont il a été lui-même récemment victime. Heureux d’être à nouveau papa, il aimerait que sa femme reprenne confiance dans la vie et qu’elle l’encourage à remplir son devoir civique : "Est-ce à cela que se résume le monde, qui on connaît et qui on ne connaît pas ?"

Le plateau nu est barré par une diagonale en relief, qui permet aux personnages de s’isoler dans ce huis clos. L’absence de décor, la similitude des costumes, le choix des éclairages concentrent notre attention sur l’intensité des affrontements. La mise en scène épurée d’Elsa Chêne marque les étapes de cette descente aux enfers. Le comportement équivoque de Liam (Lucas Meister). suscite les réactions déterminées, farouches d’Helen (Jennifer Cousin). Tous deux se relaient pour ébranler les valeurs morales de Danny (Antonin Jenny). Le jeu des comédiens s’articule parfaitement pour faire tourner l’engrenage de la lâcheté. Dennis Kelly leur prête une langue vive, rythmée, peuplée de mots qui se bousculent, de phrases avortées et de non-dits. Reflet d’une violence qui trouve de plus en plus d’échos dans la société d’aujourd’hui.

Jean Campion

Photos : © Prunelle Rulens