Lundi 12 septembre 2016, par Jean Campion

Un Amour absolu : inaccessible étoile ?

Pour Fabrice Melquiot, "Ecrire pour le théâtre, c’est aller au-delà du réel, l’interroger, le provoquer, en passant par des chemins artisanaux, techniques, organiques, essentiellement humains." Dans "Lisbeths", il nous rend témoins d’un coup de foudre. Pas pour nous embarquer dans une histoire à l’eau de rose, mais pour nous intriguer. Pourquoi les héros voient-ils s’éteindre une passion radieuse ? Pourquoi Pietr ne reconnaît-il plus la femme qu’il aime ? "Elle m’embrasse. Je ne reconnais pas sa bouche, mais je reconnais ses baisers. " Pourquoi existe-t-il deux Lisbeths ?

A 40 ans, Pietr n’a connu que quelques brèves aventures sentimentales. Obligé de sillonner la France pour placer des encyclopédies, il n’envisage pas de former un couple stable. Pourtant, dès qu’il croise le regard de Lisbeth, il sent sa vie basculer. Elle le fascine, le rend gauche, fébrile. Entre deux rires, elle lui confie avoir repris sa liberté : son patron étant son mari, elle a fait d’une pierre deux coups. Le lendemain, comme par hasard, ils se retrouvent à la terrasse de cette brasserie de Tours, puis... dans une chambre d’hôtel. Il est sûr de lui. Elle, plus hésitante, ne voudrait pas être la fille d’un soir.

Quelques mois plus tard, les amants, unis par leur complicité sexuelle et intellectuelle, forment un couple qui se donne de l’avenir. S’ils se rejoignent à La Rochelle, c’est pour faire un enfant devant l’océan. Lisbeth trouve auprès de Pietr assurance et réconfort. Mais, vivant à l’ombre d’un passé douloureux, elle laisse percer ses fêlures et nous surprend par des comportements ambivalents à l’égard de son fils muet ou de son job. L’auteur jalonne cette histoire d’amour de faits insolites et inquiétants. Devant un couple de manchots, Pietr s’imagine sans mains et terriblement frustré de ne plus pouvoir promener ses doigts sur le corps de Lisbeth. Celle-ci le rend parfois perplexe. Pourquoi s’acharne-t-elle à soigner un corbeau blessé ou lui offre-t-elle des craies blanches ? Malheureusement, ces signes mystérieux, les amoureux ne les déchiffrent pas.

Pietr nous plonge d’emblée dans son drame. Mais les premières séquences du flash-back l’escamotent. La mise en scène allègre et ludique de Georges Lini nous fait partager la joie de vivre de ces amants subjugués. Leurs ébats sexuels, joués avec humour et délicatesse, soulignent leur connivence. Des nuages viennent se mêler à ces bulles de bonheur. Les frustrations, les énervements, les peurs, les non-dits rendent les personnages plus insaisissables. On ressent leur hésitation à s’abandonner totalement l’un à l’autre, mais on ne s’attend pas à la catastrophe.

Spontanée, sans chichis, Isabelle Defossé incarne une Lisbeth attachante, qu séduit par ses rires, sa vitalité et sa capacité à rebondir. Certaines plaies ne sont pas cicatrisées, mais sa rupture avec son mari, toute récente, ne l’empêche pas de faire confiance à un inconnu. Même si elle se montre fantasque, parfois agaçante, elle croit à ce qu’elle lui chante avec ironie : il est "l’homme de sa vie". Georges Lini oppose les deux visages de Pietr. Un homme exalté par l’irruption de Lisbeth. Il bafouille éloquemment : "J’ai l’air d’un type, je sais, enfin vous voyez, je n’ai rien de très... mais c’est moi, c’est vraiment moi." Et un homme drôle, cultivé, sincèrement amoureux, qui se cogne brutalement à une évidence inacceptable. Il revoit en boucle cette autre Lisbeth qui se jette dans ses bras. Et, pour tenter d’exorciser une vérité atroce, il fait appel à la violence.

Devant cet échec, on partage le désarroi de Pietr. Cependant, si dans cette pièce ambiguë et déroutante, Fabrice Melquiot démystifie une love story, il n’étouffe pas le désir d’un amour absolu.

Jean Campion