Jeudi 26 avril 2018, par Titiane Barthel

Tuer le père

Après plusieurs années de travail, d’abandon, de retour au projet, le Brocoli Théâtre présente son dernier spectacle, Les enfants de Dom Juan, mis en scène par Gennaro Pitisci avec Ben Hamidou et Sam Touzani, qui a co-écrit avec le metteur en scène un texte simple et riche en questionnements actuels, au rythme moliéresque, pour le plus grand plaisir du public. Le mélange entre humour, méta-théâtralité et conscience grave d’un changement à opérer aujourd’hui est parfaitement dosé.

Dans la salle de spectacle de l’espace Magh, le rideau se lève sur la salle de répétition d’un théâtre dont la salle de spectacle se trouverait derrières les portes qu’on aperçoit en fond de scène. On voit y apparaître l’esprit des lieux, le concierge Nordine, prêt à partir en vacances pour « rentrer au bled ». Cependant, rien ne va se passer comme prévu, puisque pour une raison qui ne nous est révélée qu’au fur et à mesure du spectacle, celui-ci subit un chantage de la part du directeur du théâtre, celui de renoncer à ses vacances s’il veut éviter qu’on dépose une plainte contre lui. Cerise sur le gâteau, Pierre, un artiste en résidence, pure incarnation du comédien bourgeoisie-bohème arrive pour s’installer au théâtre et y passer l’été, au plus grand désespoir de Nordine. Le comique naît de cette situation de huis clos où les deux personnages, diamétralement opposés, l’un belge mais lié au Maroc et empreint de convictions conservatrices, l’autre homosexuel, libéré et donneur de leçons s’éprouvent l’un l’autre et finissent par travailler ensemble à la réalisation d’un spectacle. Mais le spectateur est pris de court au fur et à mesure par les multiples sous-couches de cette comédie. Progressivement, on comprend que Pierre est venu car Nordine est son demi-frère, et qu’il est le fruit des aventures domjuanesques du père de Nordine. On comprend aussi que les dégâts causés par Nordine dont l’accuse le directeur au début du spectacle consistent en la castration des statues de style antique du théâtre, en réalité opérée par son fils, par dégoût d’un milieu religieux et conservateur par lequel il est opprimé pour avoir osé dire sa pensée.

Au sein de cette situation comique s’instaure une situation douce-amère sur le statut de l’immigration en Belgique, la manière de se situer à l’intérieur du pays, et la façon dont le théâtre peut s’en emparer. Ce thème semble peser de plus en plus lourd dans le théâtre belge : lors d’une journée d’études au Théâtre des Martyrs pour Bruxelles Printemps Noir, on a vu un certain nombre d’artistes, journalistes et écrivains issus de l’immigration évoquer un sentiment déstabilisant, celui de réaliser que les terroristes de l’attentat de Maelbeek ont eu la même adolescence et les mêmes conditions de vie qu’eux, à Molenbeek, et amenant à se questionner sur les changements à apporter au vivre-ensemble pour que de tels actes ne puissent pas se reproduire.

Cette question délicate, Les Enfants de Dom Juan l’aborde d’une manière à la fois subtile et simple en surprenant en permanence le spectateur. La figure de Dom Juan, convoquée dès le titre, semble d’abord être mise en valeur par le personnage de Pierre, qui incarnerait cette liberté athée, mais elle est finalement détournée vers la figure d’un père indigne et menteur. La fraternité qui unit les deux personnages n’est finalement pas tant biologique qu’humaine, entre ces deux êtres que tout oppose mais qui s’unissent dans la volonté de faire entendre leurs voix et de tuer un père représentatif d’un milieu et d’une société. L’une de ces voix est celle d’un père confronté à un milieu conservateur qui empêche toute prise de parole, les fameux « Compatriotes de l’ombre » dont un envoyé apparaît à la fin du spectacle pour dissuader Nordine de parler, et qui ont puni son fils d’avoir osé penser librement ; l’autre est celle d’un artiste habité par le besoin de parler de l’attentat sans être récupéré par un appareil d’Etat qui voudrait « détraumatiser » artificiellement la population.

Le théâtre est l’ultime échappatoire, l’endroit d’une rencontre possible avec le public et d’une prise de parole à échelle humaine. Ce spectacle renoue avec la racine même de l’écriture moliéresque, celle de la farce populaire. L’écriture même du spectacle est pensée de manière très judicieuse par rapport à la dramaturgie de Molière : le « catastrophe » de Nordine résonne comme un écho du « Mais qu’allait-il donc faire dans cette galère ? » de Géronte dans Les Fourberies de Scapin, et on entend derrière les grandes leçons de Pierre la voix de Dom Juan, s’adressant à Sganarelle. Le Commandeur est à la fois convoqué par l’apparition d’une statue castrée et celle de l’envoyé des Compatriotes de l’ombre. Et quoi de plus moliéresque que les retrouvailles de fratries cachées ? Une certaine inquiétante étrangeté plane, constamment contrebalancée par la farce, pour un spectacle où seul prime, pour les acteurs comme pour les spectateurs, le bonheur et la puissance d’être au théâtre.

Titiane Barthel