Lundi 19 décembre 2016, par Jean Campion

Triangle amoureux revu et corrigé

Des années 60 à 90, André Roussin fit partie avec Marcel Achard, Françoise Dorin, Marc Camoletti, Barillet et Grédy des rois du boulevard. Bon nombre de leurs comédies triomphèrent plusieurs années d’affilée et réjouirent ensuite les téléspectateurs d’"Au théâtre ce soir". Deux records à l’actif de Roussin : 1500 représentations de "La Petite hutte" et 1600 de "Bobosse". Puis pendant plus de vingt ans, la traversée du désert. Les succès remportés par "Nina" (2013) et "Un Amour qui ne finit pas" (2015) laissent entendre que Roussin sort du purgatoire. De même que Barillet et Grédy dont "Fleur de cactus" et "Peau de vache" sont à l’affiche d’un théâtre parisien. En renouant avec ces comédies spirituelles, pleines d’entrain et sans prise de tête, les spectateurs chercheraient-ils à oublier le stress d’une société anxiogène ?

Dans sa ravissante garçonnière bleu turquoise, Gérard Blanville attend Nina. Il a l’intention de rompre avec cette maîtresse, qui vient le rejoindre pour l’habituel cinq à sept. Son coup de fil à une future conquête confirme ses talents de séducteur. On sonne. Ce n’est pas Nina. C’est son mari ! La goutte au nez et le revolver à la main, il est venu le tuer. Pas par jalousie, mais au nom de la morale. Adolphe Tessier, fonctionnaire au ministère des finances, n’admet pas que, pendant qu’il gagne l’argent du ménage, son épouse s’envoie en l’air. Lassé par une "vie idiote", le don juan suicidaire l’incite à passer à l’acte. Adolphe est interloqué : on ne tire pas sur un malheureux. Les deux hommes sympathisent et en viennent aux confidences. Arrivée de Nina. Pour ne pas perdre la face, le mari se réfugie derrière un paravent.

La froideur et les scrupules de Gérard poussent Nina à tourner en ridicule un mari crédule et ennuyeux. Quand il sort de sa cachette, elle ne perd pas contenance. Au contraire ! Elle l’abreuve de reproches et l’oblige à se coucher dans le lit de son amant : une grippe avec 39 de fièvre, ça se soigne. Par sa pugnacité, Stéphanie Moriau nous confirme que Nina "est un torrent qui vous emporte", mais elle met aussi en valeur d’autres facettes d’une femme, qui choquait les mentalités de 1949 (année de la création). Sûre d’elle, elle domine les hommes, qu’elle juge faibles et incapables de profiter de leur liberté. Persuadée que tout le monde doit "truquer, composer avec le bonheur", cette femme lucide est déterminée : "Je refuse le malheur, je force la solitude à baisser la tête et elle ne me regarde plus." La passion amoureuse l’exalte, c’est son oxygène. Constatant que Cécile est folle de Gérard, elle pousse son amant dans les bras de cette jeune rivale.

Les rapports entre Gérard et Adolphe sortent des sentiers battus. Laurent Renard incarne avec élégance un amant blasé, qui remet en question son existence vide. Il rêve de Mexique. Mais aura-t-il le courage de rompre les amarres ? Le mari vengeur voulait liquider ce briseur de couples, il découvre un homme fragile, qui lui inspire de l’empathie et... des pensées coquines. Il rêve d’être un tombeur de femmes. La scène, où un oreiller sur le ventre, il se laisse emporter par cette "demi-mort" est hilarante. Sur cette lancée, il partage les coups de téléphone galants de Gérard et savoure le plaisir d’être pris pour l’amant de Cécile par son mari. Michel de Warzee vit ce retour de flamme avec jubilation.

Si André Roussin se moque des moeurs bourgeoises avec insolence, il se montre moins habile dans la relance de l’intrigue. Celle-ci s’enlise parfois dans des péripéties artificielles, comme la tentative d’empoisonnement ou l’annonce d’un suicide. Dommage aussi que la pièce soit alourdie par quelques scènes trop bavardes et par certains effets comiques appuyés. Des regrets qui ne gâchent pas le plaisir offert par un beau portrait de femme et une amusante inversion des codes du vaudeville.

Jean Campion