Mercredi 7 septembre 2016, par Jean Campion

Tout s’achète et tout se vend

En renonçant aux masques et aux improvisations de la Commedia dell’ arte, Carlo Goldoni a transformé le théâtre italien. Dans le sillage de Molière, il écrit des comédies de caractères, qui utilisent le rire pour critiquer les comportements humains. "La Famille du collectionneur" nous montre que tout s’achète : les pièces de collection comme les titres de noblesse. Pour mettre en valeur cette fièvre acheteuse, Daniela Bisconti, adaptatrice et metteuse en scène, a situé l’action dans les années 50, une période marquée par le démarrage d’une croissance fulgurante et d’une boulimie consommatrice : " une société qui, au lendemain des privations et de la guerre, s’épanouit dans "l’avoir" et "l’apparence" ".

Fasciné par les médailles et les antiquités, le comte Anselme ne peut s’empêcher d’accroître sans cesse sa collection . Mais sa naïveté et son incompétence en font une proie facile pour les margoulins. Résultat : un musée de pacotille et... une famille ruinée. Pour sortir de cette ornière, il n’hésite pas à marier son fils à une roturière. Fille de monsieur Valmy, Dorothée apporte une dot de 250.000 francs. De quoi retrouver du pouvoir d’achat et... susciter la convoitise de Sylvio, un serviteur rusé et sans scrupules. Pourquoi ne profiterait-il pas, lui aussi, de la crédulité de son maître ?

Hostile à cette mésalliance, Isabella, l’épouse d’Anselme, tient à rester LA maîtresse de maison et rabroue constamment sa belle-fille. Tout en se payant des robes avec "l’argent de la boutiquière". Grâce à cette dot, Dorothée est devenue noble et tient à se faire respecter. Elle a le sens de la hiérarchie sociale. Son père est "un commerçant qui a pignon sur rue". A ne pas confondre avec "un marchand ambulant". La rivalité entre les deux femmes tourne à l’aigre : chamailleries, vexations et guéguerre permanente. Appâtée par un salaire doublé, Agatha, la femme de chambre d’Isabella, passe à l’ennemie et met de l’huile sur le feu. Le docteur Bassette, chevalier servant de la comtesse et monsieur Delbosco, bel homme imbu de son charme, échouent lamentablement dans leurs négociations. Ecartelé entre son amour pour sa femme et son respect pour sa mère, Emmanuel-Philibert espère un miracle.

Au bord de l’implosion, cette famille nous fait éclater de rire. Enchaînant les affrontements musclés et cocasses, Goldoni se moque de la plupart de ses personnages, ridiculisés par leur aveuglement, leur prétention, leur mesquinerie, leur cupidité ou leur lâcheté. Le décor imaginé par les scénographes Thibaut De Coster et Charly Kleinermann, contribue à rendre la comédie pétillante. La porte centrale, qui ouvre sur LA collection, est encadrée par un imposant mur, incrusté de niches, qui suggèrent une salle des coffres. Mais truffé de trappes, il s’anime et surprend le spectateur par des apparitions magiques. La symétrie des deux escaliers, coupés de paliers, donne souvent du relief aux querelles et aux luttes d’influence.

Les scènes qui révèlent les obsessions des personnages alternent avec des séquences d’un comique plus débridé. La mise en scène de Daniela Bisconti maîtrise efficacement ce mélange, qui donne à la comédie de caractères un ton de plus en plus décalé. Sylvio a la fourberie de Scapin, mais forme avec Gigi un duo de bras cassés. Les interventions de ce complice balourd et peureux tournent à la farce. Autre couple burlesque : les conseillers des femmes en guerre. Le docteur Bassette voit sa servilité récompensée par du mépris et monsieur Delbosco a beau se déhancher comme un chippendale, il sera répudié de la même manière.

Dans la peau de personnages farfelus ou excessifs, les comédiens impriment au spectacle un rythme de plus en plus vif, écho de la folie ambiante. Pas sûr que le raisonnable monsieur Valmy y résistera. Ce commerçant avisé tente de remettre de l’ordre dans la famille, mais il est prêt à sacrifier son immense fortune. A son unique passion : le bonheur de sa fille chérie.

Jean Campion