Lundi 14 mai 2007, par Joëlle Yana

Suzy Falk

« Le sous-texte, c’est capital » !
Suzy, dernière Ève du Théâtre consacrée par la presse (1), adulée du public tout au long d’une brillante carrière, nous conte sa passion pour le théâtre, sa raison et sa joie de vivre avec quelquefois un fifrelin d’amertume .

Actuellement on reprend Le Silence des Mères au Théâtre de la Place des Martyrs (>10/06/07).
Ce que Pietro (Pizzuti) nous a offert est magnifique. Il m’a dit qu’en l’écrivant il m’entendait parler et pensait à moi. Je ne le savais pas quand on m’a engagée. À la lecture, il y a un an, Pietro a dit "c’est comme ça que je le voyais". Mais pour arriver à ce que je fais maintenant il y a eu tout ce chemin à faire.

Une bonne nouvelle est que cette pièce va être jouée cet été au Théâtre des Doms en Avignon.
C’est une première pour vous ?

Oui, depuis que notre théâtre (belge) a – si je puis dire – son pied-à-terre en Avignon, je n’y suis pas allée ; je ne connais pas ce théâtre, mais je me réjouis d’avance. Nous ne serons pas les seuls, car 6 pièces ont été sélectionnées. Ça commence à 11h et finit à 23h ; et nous avons la chance de jouer à 20h15, la belle heure !

J’ai été étonnée et même quelque peu perturbée en voyant les prospectus et l’affiche. Il y a bien 3 femmes, mais vous n’y êtes pas ?
Oui, la pièce est écrite pour 3 comédiennes : il y a Nicole Valberg, Valérie Bauchau et moi-même. Et je ne suis pas sur l’affiche

Et alors, la 3ème sur la photo ?
C’est Farida Boujraf qui fait un joli accompagnement musical de la pièce, mais c’est un apport dans la mise en scène de Christine Delmotte.


Ce n’est pas la première fois qu’on écrit ou adapte un texte pour vous.
Oui, par exempleLiliane Wouters avait adapté pour moi Ni chair ni poisson de Rudy Geldhof (2). Jusqu’alors la pièce ne se jouait qu’en flamand et ce rôle était tenu par un homme. Ça ne se passe pas dans un théâtre, mais dans une maison : « La Maison des femmes ». Chez Bernard Damien, au Théâtre du Grand-Midi – à l’époque encore rue du Midi - on pouvait tout transformer. J’avais mis beaucoup de moi dans cette pièce. J’avais tout fait, décors, costumes, mise en scène, c’est un de mes tout bons souvenirs. J’avais tout transformé, j’avais apporté mes casseroles… Tout en parlant, je cuisinais, et je proposais à un spectateur de manger le plat sur place ou de l’emporter dans un Tupperware !
On n’a même pas pu prolonger de six jours. Il n’en reste rien, pas de photos … Et on ne l’a jamais repris.

Vous n’avez pas eu envie de le reprendre ?
Bien sûr que j’en ai eu envie. Et qui me le proposerait ? Je n’ai plus le courage de TOUT faire : c’est un travail de Titan.

Quel dommage qu’il n’y ait pas de trace, pas de photo de cette pièce.
Oui c’est comme ça. Maintenant il y a des films, internet etc. mais à l’époque, tout cela n’existait pas. Heureusement, on m‘a consacré un Livre (3). Je vous le laisse en prêt, mais faites-y bien attention : c’est ma mémoire.

Pensez-vous que le répertoire devrait davantage faire de place aux rôles féminins ?
Depuis mon enfance, ma jeunesse, j’ai toujours entendu dire que le théâtre était plus accessible aux femmes qu’aux hommes. Les femmes se permettaient de choisir ce métier en se disant que finalement elles feraient des enfants etc. - c’était un apport comme ça, en plus -. tandis que les hommes se disaient : "Je dois faire ma carrière, et on ne gagne pas sa vie là-dedans. Si j’ai une femme, des enfants, comment ferais-je ?" Donc il y avait beaucoup d’hommes mais toujours énormément de femmes qui souvent restaient sur le carreau. Pour arriver à se défendre dans ce métier il faut y aller, essayer d’être au moins dans les meilleures. Enfin en principe car on peut aussi avoir de la chance : si on est belle, jeune et pas exceptionnellement douée on peut y arriver quand même… mais si on veut faire une vie de cela… Et pour moi ça a été ma vie. J’ai toujours voulu faire du théâtre, je le fais avec le même amour maintenant que dans le temps, et je continue. Et tant que je serai debout j’essaierai, j’essaierai d’être là, c’est tout. C’est tout ce qu’on peut dire.

Y a-t-il d’aussi beaux rôles pour les femmes que pour les hommes dans le répertoire ?
Je ne sais pas. Oui, il y a de très beaux rôles pour les femmes, des rôles magnifiques : j’ai quand même joué Mère Courage et Oh les Beaux Jours, et tant d’autres pièces tout aussi superbes. Mais je me demande si parmi les grands rôles, les très grands rôles, il n’y en a pas plus pour les hommes. Au fond, qu’est-ce qu’un beau rôle ? Est-ce que c’est le grand rôle ou le rôle dont on fait quelque chose ? Il faut qu’il y ait une matière. S’il n’y a pas de matière… J’ai joué des choses secondaires, tertiaires, et j’ai adoré tout faire, j’ai tout fait comme il faut. Récemment, en fouillant, je me suis rendue compte de ça : je n’ai pas eu UNE mauvaise critique. Jamais on n’a dit : "Elle est beaucoup moins bien", ou "Elle vieillit".

J’ai l’impression que vous vous investissez totalement dans vos personnages.
J’ai rencontré au cours de ma vie différents metteurs en scène, des gens tout à fait extraordinaires. Mais j’ai rencontré UN homme, un metteur en scène tchèque extraordinaire : Alfred RADOK — un des cofondateurs en 1958 de Laterna Magika — qui a monté ces deux spectacles fabuleux au Théâtre Royal du Parc : Le Jeu de l’amour et de la mort de Romain Rolland (1967-1968) et La Maison de Bernarda Alba de Frederico Garcia Lorca (1969-1970). Un metteur en scène d’exception... Un petit bonhomme, terriblement rigoureux : l’heure c’était l’heure, dix minutes de pause pour fumer une cigarette et on recommence… Moi j’aimais bien ça. Tout se passait avec une interprète, mais avec moi il parlait allemand.
Alfred Radok est le premier metteur en scène qui m’ait parlé du sous-texte, d’une façon tellement claire que j’ai tout compris. Le texte sans sous-texte n’existe pas. Et maintenant on ne fait presque plus de psychologie. Mais on ne peut pas jouer un être humain sans psychologie. On ne peut pas monter une pièce sans un support psychologique, puisque nous sommes des humains. On n’est pas une table, on n’est pas une chaise. Il faut savoir qui on est, il faut savoir d’où l’on vient. S’inventer au moins ça par rapport à ce que le texte véhicule. Ça c’est le sous-texte. Et si le sous-texte a une base comme du bronze, du fer, du béton, ça peut monter dans le texte, et on le sert au public. Et c’est ce que j’ai fait avec cette pièce-ci de Pietro. Pietro m’a offert le rôle. Mais entre ce qui est écrit par Pietro et ce que je dis moi, il y a une différence. Non pas dans le texte – je dis ce qu’il a écrit –, mais tout ce que j’ai mis autour et qui n’est pas écrit. C’est ÇA le sous-texte. Et pour moi c’est capital. Certains metteurs en scène, Frédéric Dussenne par exemple, insistent d’abord sur le rythme du texte.

C’est une tendance du théâtre contemporain.
Parfois sans doute, mais moi j’en suis incapable. Les répétions de Sokott se sont faites comme ça. J’étais à la traîne, je ramais, je me trompais tout le temps, je ne savais plus rien du tout. J’ai une mémoire visuelle, je me construis le chemin du personnage, les temps, je ne suis pas obligée de faire un temps très long, mais je vais faire une petite pause, trois secondes, parce que mon esprit change de pensée. Quand j’arrive sur le plateau, je te regarde, je m’avance, et puis il y a quelque chose qui se passe, quelque chose qui ne peut pas être uniquement mécanique. Ce n’est que lorsque j’ai beaucoup joué un texte, que je peux te le dire comme ça : papapapa. Maintenant, je peux vous dire Le Silence des mères, à l’aise. Je sais le faire maintenant, parce qu’on l’a joué, mais avant cela non, parce que je ne l’avais pas maîtrisé dans le corps.

Dans l’écriture contemporaine, on parle d’absence de psychologie du personnage. Le personnage est une marionnette et le texte devient une partition.
Pouvez-vous m’expliquer la raison de cette chose-là ? Les comédiens sont là pour montrer des humains et les humains véhiculent des émotions. Le texte est rempli d’émotions – le rire, la tristesse – traduites par des mots, véhiculées par quelqu’un qui réfléchit. Le véhicule c’est l’être humain, c’est pas autre chose.

Vous avez joué Beckett, or toute cette frange du théâtre contemporain s’appuie sur Beckett.
J’ai joué Oh les beaux jours et je ne l’ai certainement pas joué dans la lignée de Madeleine Renaud. Je n’ai pas vu Madeleine Renaud, mais j’ai vu des photos et des extraits à la télé. Je l’ai joué moderne, peut-être. En tout cas, j’ai joué « moi ». Et la critique a été formidable.

Vous ne l’avez pas joué mécanique ?
Mais non, absolument pas. Pourquoi le jouer mécanique ? C’est simple : elle est au bord de la tombe. La signification c’est : Elle va disparaître, elle est au bout d’un chemin. Et vont venir 2 personnages. On peut imaginer des gens qui faisaient partie d’un groupe et se sont égarés. Ils ont pris des petits chemins de traverse, se disant : "On a perdu le groupe, on va aller par-là". Ils arrivent au bout du chemin et au bout du chemin il y a ça. Ce qui est magnifique à la fin, quand il vient avec son revolver, que se passe-t-il, est-ce qu’il va la tuer ? Ou continuer seul ? Parce que lui est libre. Il faut quand même se construire un univers.

Y a-t-il une rupture entre les personnages que vous interprétez et vous-même et par exemple, dans SUZY RACONTE ? Est-ce le même travail ?
Ah non ça n’a rien à voir avec ce théâtre-là ! Suzy raconte, c’est moi, ce sont mes histoires et je les raconte comme je vous parle maintenant. Je raconte ce que je suis. C’est anecdotique. Des histoires, avec trucs qui me sont arrivés, avec des araignées…Je mime et je raconte, on pleure, on rit… il y a la Gestapo, la cave, tout ça. Tout ce qui m’est arrivé, comme ça peut arriver à tout le monde. Sauf que — comme je suis comédienne — j’ai l’occasion de le raconter sans avoir peur de parler, ce que bien des gens n’osent pas.

Trouver de bons rôles pour une comédienne aussi connue que vous c’est difficile ?
De toute ma vie, je n’ai jamais rien demandé ! Pour m’entendre dire non ?

Pensez-vous que ce soit plus difficile en Belgique qu’ailleurs ?
Non, il faut seulement être faite pour ça, et je ne suis pas faite pour naviguer, pour pousser, pour avancer, je ne l’ai jamais fait, ce n’est pas moi. Donc je ne demande pas, je propose.

Vous avez déclaré un jour : " Aujourd’hui, si j’avais 20 ans et que je sortais de l’école, je ne resterais pas en Belgique ". Si aujourd’hui un jeune comédien venait vous voir, vous lui conseilleriez de partir ?
Ça dépend, il faut voir l’emploi qu’on a et l’espoir qu’on a de mettre ses pieds quelque part. Parce que c’est toujours les mêmes. Il paraît que chaque année, 80 premiers prix sortent des conservatoires. Qu’est-ce que vous en faites ? Il n’y a pas de réponse. Je laisse ça en suspens, on n’a qu’à réfléchir à la situation…
Ils vivent du doublage. Mais un comédien veut être sur un plateau, interpréter des personnages !
On avait beaucoup de téléfilms, tout a été supprimé. La télé belge produit maintenant deux feuilletons ; avant on en avait plein : j’ai fait Sketch-up , écrit par André Ernotte († 1999) et Elliot Tiber. C’était un show complet — à l’américaine — écrit pour moi. Très très drôle. On devait en faire 3, on n’en a fait que 2 ! Le public n’a jamais son mot à dire. Ce sont les producteurs qui ont décidé d’arrêter la série, parce qu’ ILS ont jugé que la Belgique n’était pas mûre pour ce genre de choses… et ILS ont tout détruit ! Mais heureusement, j’ai quelques petits morceaux qui m’ont été offerts par la scripte pour mes 75 ans ; j’ai donc une cassette et, croyez-moi si vous le voulez, c’est 10 fois mieux que le Benny Hill ! Quant aux grandes choses que j’ai faites, ça n’a pas été filmé… il y a juste un enregistrement des chansons de Mère Courage.

Que penser de la communication sur les spectacles ?
Très peu. Par exemple la fête du théâtre, l’Ève du Théâtre (1) — c’est pas comme les Molière — ce n’est même pas retransmis à la télé ! On a un petit bout dans le journal parlé, 2-3 flashes radio… et un relevé dans les quotidiens ; mais il n’y a pas une fête autour. Comme si on n’est pas des gens valables.

Des projets pour la saison 2007-2008 ?
On m’a demandé de reprendre SUZY RACONTE au Théâtre Royal de Namur du mardi 9 au samedi 13 octobre prochains. À Namur, je serai dans un très beau cadre ; mes histoires, je peux les raconter n’importe où, mais à Namur je m’installe avec quelques photos, dans la très jolie petite salle ronde en bas.

D’autres projets ?
Il y a déjà la tournée en Belgique du Silence des Mères. Et puis, s’il est vrai que le Théâtre des Doms est une excellente vitrine, cela nous vaudra peut-être une tournée en France. C’est une très belle pièce et un très beau rôle.
Je n’ai rien d’autre et ça m’arrange très bien parce que je ne veux plus trop jouer, je veux résoudre un peu les problèmes de ma vie, je veux me promener, et je ne veux jouer que des belles choses.

Il y a une très belle pièce queRené Bizac a écrite pour moi : La Rue des Jonquilles. C’est très très bien. Il l’a donnée à lire au Public. Je la jouerai peut-être. Enfin, je l’espère. On verra. J’ai leur ai dit : « Dépêchez-vous si vous voulez encore me voir, ça devient court, grouillez-vous ! »

Merci pour cette interview Suzy. Nous croisons nos doigts… mais surtout prenez bien soin de vous pour qu’on vous revoie Rue des Jonquilles avec autant de pêche que dans Le Silence des Mères.

Interview : Béatrice Jongy et Nadine Pochez 14 mai 2007.


(1) « Les Èves du Théâtre » — équivalent des Molière en France — ont été décernées par un jury composé principalement de journalistes spécialisés entre 1952 et 1990. Après une cassure de 4 ans, les Èves ont été remplacées par le « Prix Tenues de Ville » de 96 à 98. Depuis 1998 on remet – traditionnellement en novembre — les « Prix du Théâtre ».

Suzy Falk été la dernière Ève du Théâtre en 1990, pour Ni Chair Ni Poisson et L’Annonce faite à Marie
Par la suite, deuxième consécration : elle a reçu le Prix du Théâtre 2001 pour la Meilleure Comédienne, pour sa remarquable interprétation dans la pièce de Véronique Olmi : Chaos debout
Elle a aussi été nommée Officier de l’Ordre de la Couronne

(2) Noch vis noch vlees Rudy Geldhof primé en 1980 (ANV-Visser Neerlandia-prijs)

(3) SUZY FALK Noëlle Lans, La Dryade (1993)