Mercredi 8 mars 2017, par Isabelle Plumhans

Spectacles au singulier pluriel

La scène théâtrale est plurielle. Mixte. En mutation. Parce que le monde dans lequel elle s’inscrit, le monde dans lequel nous vivons est mutation. Et que le monde du théâtre veut, dans cette pluralité, non seulement représenter celle de la société, mais aussi lutter contre les montées identitaires, ici et là, qui tendent à s’opposer à cette mixité. Les arts s’ouvrent, donc. Se mélangent. S’inspirent partout. Se nourrissent de tout. Des comédiennes chantent l’émotion en scène, des musiciens s’essaient à la mise en scène, des circassiens s’invitent à l’opéra. Et c’est tant mieux. Et plus encore.

National. Un mardi soir de ce mois de mars. Je m’installe dans la salle. Sur scène, une cantine de bureau, impersonnelle, froide, tables et chaises toutes identiques, deux frigos en fond. Une femme déjeune, soupe en poudre et salade en bocal. Un autre homme entre. S’assied. Soupe en poudre et salade en bocal. Chacun différent, mais si semblable pourtant. Chacun semblable mais si différent pourtant. Les corps sont, en scène, ultra-présents. Mais mécaniques. Reflet d’une société sans âme. La femme se lève. Va chercher de l’eau pour prendre un médicament, dans un des frigos du fond. Y découvre un cœur. Peur. Fascination. L’homme veut s’en débarrasser. La femme le récupère. Bagarre. Et la cafeteria de devenir champ de bataille.

Dans la suite de la pièce, le cœur sera ce qui les reliera, symbole sublime du couple, de ses liens et entraves, de ses égoïsmes, de ses violences, de ses apaisements.

Sur scène, des corps.

Sur scène, des bruits.

Pas une parole. Juste le souffle. D’un bout à l’autre de la pièce, la compréhension surgira de ces corps. De ce souffle.

Normal, sans doute. La metteur en mouvement et espace de ce spectacle-bijou, Sophie Leso, est circassienne. Ce serait donc du cirque, ce que j’ai vu là ?
Car oui. Confessons-le, on aime mettre des étiquettes. On aime qu’il y ait dans les journaux, les programmes, des catégories. J’allais au National. Voir du théâtre. Donc de la parole. J’ai vu un spectacle. J’ai ressenti l’émotion. N’est-ce pas cela le plus important, le plus vital ?

A l’heure où les catégories s’entrechoquent dans un grand bordel, parfois, pour se rassurer, on voudrait catégoriser. Or catégoriser est figer. Et figer, juger. Décloisonnons donc, mélangeons, mixons, inventons, sublimons. Génération lambda ou lambada, si on faisait valser les étiquettes, et faire se rencontrer les courants ?

En tout cas, dans ce monde où tout bascule, c’est ce qui se passe avec l’art.
D’ailleurs, la performance n’est-elle pas là dès qu’un artiste se pose sur un plateau ? Le comédien n’est-il pas athlète des sentiments comme le circassien l’est du corps ? A leur façon, chacun étant athlète de l’âme ? Le texte de théâtre n’est-il pas partition ? La mélodie de l’orchestre, phrasé des instruments ?

L’art est pluriel, enchevêtré. Les écoles l’ont bien compris, et depuis longtemps, où les disciplines s’entrecroisent. Où les circassiens apprennent un instrument, les théâtreux le chant, les musiciens le travail du corps. Pour que, sur les scènes, et en coulisses, les uns et les autres s’unissent autour de projets communs et enrichis de leurs pratiques mixtes.

Ainsi, aux Martyrs, la chanteuse et comédienne Stéphanie Blanchoud livre ce mois-ci un sublime et touchant seul en scène. Je suis un poids plume, c’est son histoire. Ou, en tout cas, ça part de son histoire. Plateau nu ou presque, Stéphanie redit, repart (de) sa propre vie, histoire d’une rupture racontée en monologue, façon dialogue. Mots adressés à l’autre, dans une parole projetée, habitée. Ces mots qui disent la rupture passée, les jalons, ce qu’on va rechercher dans ce qui était l’ancien chez nous. Cet appartement qui fut le sien. Dans cet appartement où l’autre a retrouvé quelqu’un. Où un enfant arrivera, finalement. Puis les mots, et le souffle, qui disent, bientôt, à l’occasion d’une porte poussée, la renaissance. La porte, c’est celle d’un club de boxe. Le souffle, c’est celui qu’elle va retrouver. Le second, le bon, on l’espère. Les mots, c’est ceux qui deviennent plus assurés. Qui se font chant, à un moments. Sur scène, de la lumière, ciselée et ciselante. Du noir et du rouge, éclatants. En off, de la musique, violoncelle sublime, brut et trituré. Et, surtout, la boxe qui s’invite, la vie qui vient, le troisième mur qui se brise, lien vrai entre salle et scène quand l’entraineur de Stéphanie Blanchoud entre sur scène pour un véritable entrainement. Véritable point d’orgue de l’émotion où se mêlent chorégraphie boxée, réalité et souffle. Une véritable performance physique pour laquelle la chanteuse-comédienne-danseuse-boxeuse puise dans tous les arts qui la font, pour en tirer une scène plurielle.

Et les exemples de ce type de mélange, voire un peu plus, sont légions.
Au National, notamment, où on pouvait voir, en ce début d’année, Daral Shaga, opéra polymorphe où les circassiens, jonglerie et mains-à-mains, dictaient la poésie du plateau. Art muet et populaire qui se mêle d’aristocratique opéra, on ne peut voir meilleure rencontre, on ne peut rêver plus belle façon d’envisager le futur pluriel de nos scènes.

Le Carré Curieux

Au National, encore et toujours, où, fin mars, le festival XS fera part belle aux arts du cirque, dont le spectacle Persona, travail beau et nécessaire sur l’image et l’identité, proposé par le Naga Collective, groupe de filles aux univers divers, mêlant cirque et danse.

Et le cirque d’être d’ailleurs la preuve actuelle, terriblement moderne, de ce que les scènes se pluralisent. Parce qu’on propose au cirque, longtemps confiné à ses pistes et chapiteaux identitaires, de plus en plus une place belle sur les scènes officielles, théâtres ou festivals. Parce que ce cirque s’ouvre à des formes dramaturgiques complexes, qu’il devient, un peu, théâtre. Un peu seulement, bien sûr ; il restera cet art du corps, absolu et extrême. Mais le cirque nouveau est loin du cirque traditionnel. Il est loin du cirque de numéro, de la performance pour la performance. Il a une parole, dans le souffle et le mouvement. Un propos. Qu’il porte dramaturgiquement à la piste, la performance étant alors moyen plus que but. Pour s’en convaincre, on s’immerge tout le mois dans l’ambiance magique et multiple du festival Hors-Piste. Qui propose l’art circassien dans ce qu’il a de plus novateur, beau et magique.

Parce que l’art de demain doit comme notre monde, être pluriel, pour être efficace, parlant, sensible, riche.

Pour être nous.

National pluriel
Frozen, jusqu’au 17/03, à 20h30
Festival XS, du 23 au 25/03, divers horaires, 3 spectacles gratuits à la Bourse
Théâtre National, boulevard Emile Jacqmain, 111-115, 1000 Bruxelles, T. 02 203 41 55, www.theatrenational.be

Tournée mixée
Daral Shaga, Kris Defoort/Fabrice Murgia/Laurent Gaudé, en tournée en France, 24/03 à Dunkerke, 29 et 30/03 à Caen, www.feriamusica.org

Martyrs mélangés
Je suis un poids plume, Stéphanie Blanchoud/Daphné D’Heur, jusqu’au 01/04, 19h (mardi et samedi) et 20h15 (mercredi, jeudi, vendredi)
Théâtre des Martyrs, place des Martyrs 22, 1000 Bruxelles, T. 02 223 32 08, www.theatre-martyrs.be

Halles ouvertes
Festival Hors-Pistes, divers lieux, jusqu’au 24/03, divers horaires
Les Halles de Schaerbeek, rue Royale Sainte-Marie, 22b, 1030 Bruxelles, T. 02 218 21 07, www.halles.be