Lundi 25 février 2013, par Emmanuelle Conte

Souvenirs guerriers

Koenraad Tinel avait six ans, en 1940. Il a vécu la guerre, oui, mais dans le « mauvais camp » : avec un père flamingant et sympathisant nazi, et deux grands frères concrètement collaborateurs, le débarquement de Normandie n’a pas été perçu comme une bouffée d’espoir, mais comme le début d’une épopée dangereuse, en fuite vers l’Allemagne. Il raconte ses souvenirs, heureux comme douloureux, avec une franchise étonnante et une certaine maladresse plutôt attendrissante.

Koenraad Tinel est aujourd’hui artiste plasticien. Ses œuvres sculpturales évoquent principalement des mondes mythiques (à découvrir sur son site officiel). Mais ses dessins proposent une toute autre facette de l’artiste : ils sont une plongée dans son passé et donnent forme à des souvenirs complexes. Après avoir terminé le cycle « Scheisseimer » en 2006, composé de plus de 240 dessins au brou de noix et à l’encre de Chine, Tinel a pu, grâce à la complicité de son ami et écrivain David Van Reybrouck, mettre des mots sur ses œuvres, dans un livre paru en néerlandais en 2009 et rapidement porté à la scène à Anvers. C’est au théâtre Les Tanneurs qu’il raconte de nouveau son histoire, en français cette fois.

Sur scène, rien d’autre que des copies de ces centaines de dessins, un sublime piano à queue, et Koenraad Tinel, l’homme qui a vécu la guerre alors qu’il n’était encore qu’un enfant. En guise d’introduction, ses doigts noueux jouent une pièce de Bach qu’il avait apprise avec sa professeur juive, Betty Galinsky, à qui il dédie ce spectacle.

C’est avec des mots hésitants que Tinel parle. Il débite ses idées, ses souvenirs à une vitesse incroyable, comme si ses secrets étaient restés trop longtemps enfouis dans sa mémoire, ne demandant qu’à s’en échapper au plus vite. Rien n’est appris par cœur : il tente simplement de retranscrire avec des mots maladroits son histoire poignante et fascinante. Rien n’est joué, non plus : l’émotion est réelle, et sa voix tremblante n’en est que plus touchante. Il ne juge pas, mais raconte l’innommable, la monstruosité de l’idéologie nazie, avec l’innocence de son âge d’alors.

Si le rythme est un peu monotone, le public ne peut qu’applaudir l’audace de cet homme qui n’hésite pas à affronter ses propres émotions et à en livrer un récit dont la sincérité n’a d’égale que la culpabilité que Tinel ressent toujours, culpabilité d’un choix qu’il n’a pas fait, que d’autres ont fait pour lui.

Le spectacle se terminera sur une note musicale de Bach, la même que celle qui l’a introduit, faisant résonner une dernière fois les souvenirs de l’Homme.

Emmanuelle Conte