Vendredi 16 novembre 2012, par Jean Campion

Sans repère ni limite

Alexandre Drouet conçoit le théâtre comme "un lieu où naissent les débats et où les êtres humains réfléchissent à leur avenir". En mettant en scène "Happy slapping", il espère réveiller le dialogue entre les générations. Construite à partir de faits choquants, la pièce de Thierry Janssen est une fiction, qui ne justifie jamais les actes monstrueux de jeunes à la dérive. Sans provocation, elle nous interroge sur le malaise et la colère d’ados déboussolés, coupés des adultes et livrés à la toute-puissance de l’image.

Sur l’écran, des cavalcades affolées, des visages angoissés, des armes menaçantes. Comme à Columbine, des jeunes vont en massacrer d’autres. Froidement, gratuitement. Retour sur le plateau : on entre dans le cercle des futurs assassins. Fans de cinéma, ils se sont baptisés Coppola, Lucas et Spielberg Ils se défient dans des jeux dangereux comme l’auto-strangulation et se racontent leurs premières expériences sexuelles. Spielberg, qui se prend pour Al Pacino, est un grand gosse, un peu fêlé. Pas étonnant qu’il adore diffuser les vidéos de "joyeuses baffes". Mais le "happy slapping" n’est pas assez provocant pour traduire la rage d’adolescents, écoeurés par une société qui les rejette. Renforcé par Iris (pseudonyme : Scorsese), le groupe va agir de plus en plus violemment, pour filmer des témoignages de sa révolte. Une escalade vers un absurde "feu d’artifices", que Lucas commentera lucidement.

Orphelin à huit ans, Coppola a été élevé par sa grand-mère, qu’il adorait. Elle est morte depuis deux ans, mais reste sa seule confidente. Pris par ses affaires, le père d’Iris est aux abonnés absents, quand elle l’appelle au secours. Même si Lucas et son frère Spielberg vivent dans la maison familiale, ils ne comptent plus sur leurs parents, pour les guider. Sans repère, ces ados se noient dans le flot d’images, bombardées par la télé et internet. Intoxiqués par leurs fausses valeurs et leurs informations tronquées, ils sont persuadés que l’on n’existe que par l’image. En filmant la fusillade finale, Iris dresse une statue aux enfants du chaos.

Jérémie Petrus, Julien Besure, Sandrine Desmet et Thibault Wathelet, quatre comédiens au seuil de leur carrière, vivent intensément cette tragédie. Dirigés avec précision, ils libèrent la violence de leurs personnages, en laissant percer leurs failles. Imbibés de cinéma, ceux-ci voudraient être des artistes et... se vautrent dans la télé-réalité. Pour concentrer l’attention du spectateur sur le propos, Alexandre Drouet utilise des allers-retours entre théâtre et cinéma. Très souvent, l’action est simplement suggérée ou jouée sur scène avec un minimum d’accessoires. Et dès qu’un personnage utilise une caméra ou un gsm, elle est reprise et diffusée dans un film naturaliste. Ce procédé tient à distance la violence des faits. Grâce à la fluidité des enchaînements, le spectacle progresse sur un rythme soutenu

En traitant ce sujet scabreux, Thierry Janssen évite les pièges de la pièce partisane. Le cynisme d’Iris et les discours vengeurs de Coppola dénoncent l’indifférence des adultes, mais ne masquent pas l’énorme gâchis : ces meurtriers tuent et meurent pour rien. Le seul adulte, qui tente d’ouvrir un dialogue, est un vieux prof, rescapé des camps de la mort. Protégeant ses élèves, il espère transmettre son humanisme de ressuscité à ces criminels paumés. Mais si les adultes sont aveugles, les barbares sont sourds. "Happy slapping" est bien un tremplin de réflexion.