Dimanche 15 janvier 2006, par Xavier Campion

Sandra Vincent

Sandra Vincent vient de la philosophie et est danseuse et chorégraphe. Elle présente Drama les 26 et 27 janvier 06 au Théâtre Marni.

Sandra Vincent vient de la philosophie et est danseuse et chorégraphe.

Sandra VincentPour commencer. C’est quoi Drama, en quelques mots ?

J’aime bien cette phrase : c’est une chorégraphie à géométrie variable pour un groupe d’adolescents. Il s’agit bien de six adolescents sur un plateau. C’est aussi la première chorégraphie dans laquelle je ne danse pas et c’est un pas important dans mon parcours car c’est ce que j’ai toujours voulu faire. Les danseurs sont des adolescents, je crois que c’est la spécificité de ce spectacle. Du point de vue de la composition, il y a un parti pris que j’avais envie d’exploiter par rapport à des choses très simples, d’ordre géométrique : des lignes, des points, de l’aléatoire, des choses fixées... ça a été ma manière de répondre à la question "comment est-ce que je vais créer une force émotionnelle réelle ?". Surtout qu’avec des adolescents, elle est toujours déjà là...Une diagonale, par exemple, a pour moi cette puissance réelle sur un plateau. Dans DRAMA, la structure est très forte même s’ils improvisent. Elle leur permettra d’être à la fois libres et responsables de la composition.

Où la philosophie rejoint-elle ton travail de chorégraphe ?

De manière très personnelle et encore inconsciente, je crois. Par
l’abstraction sans doute. C’est la possibilité d’utiliser des mots très
généraux, très synthétiques, comme outils de composition. Quand je parle de géométrie variable, ça a à voir avec ma sensibilité pour l’abstraction. De la philosophie à l’art, il y a certainement ce lien qu’est l’abstraction. Par ailleurs, ce qui permet de simplifier beaucoup dans le travail, c’est une certaine rigueur de pensée que je m’efforce de pratiquer... Et il y a toujours eu pour moi une nécessité d’incarner cette "philosophie". De passer de la pensée au mouvement. Du dire au faire. De me sentir vivante, entière.

Comment Drama est-il né ? Quel a été son point de départ ?

Le point de départ est lié à ce que je voyais dans les improvisations des adolescents au cours des ateliers de la Maison de la Culture de Tournai. Je donne depuis cinq ans des ateliers pour tous les âges à partir de quatre ans. Ce qui s’y passe est souvent une source d’inspiration. Mais les réponses des adolescents à mes propositions me touchaient tellement que j’ai pensé qu’il y avait de quoi rentrer dans un processus de création.

Est-ce que tu as toujours voulu faire quelque chose avec les adolescents ?

Avec eux, il y a quelque chose de l’urgence. Ils sont vraiment à une période où le mouvement est inscrit en eux dans leur développement, dans leur sensibilité. Et pour peu qu’on leur donne un peu de structure, ils vont chercher dans ce qu’ils ont de plus propre. Ils sont aussi à un moment où l’identité est en train de se faire et c’est troublant de voir pour peu qu’ils soient en confiance, comme leur présence a un impact. Leur réponse est souvent très pertinente et touche à quelque chose d’élémentaire. Et j’ai voulu partager cette expérience avec un public.

Et poursuivre avec eux ?

L’expérience que j’ai avec Drama est magnifique en fait. Si j’avais eu des attentes, je pourrais dire qu’elles sont comblées. Ils sont au-delà de mes attentes, ils me surprennent. J’ai envie de préciser des choses encore avec eux, c’est pas fini. C’est vivant. Et j’ai envie d’exporter ce spectacle. Mais tout reste à voir avec eux. Le groupe pourrait changer, je ne sais pas si la pièce y survivrait.

Quelle différence fais-tu entre la présentation des ateliers avec peut-être le même groupe d’adolescents et le spectacle que tu décides de montrer dans un cadre professionnel ?

Il ne s’agit pas de montrer ce qui se passe aux ateliers sur le plateau. On a décidé de partager un univers en commun. Pour moi, d’abord une chose très concrète, c’est qu’ils se sont engagés pour ce spectacle en dehors des ateliers donc il y a une attitude professionnelle dans le sens qu’il y a des horaires à tenir, il y a une décision de leur part qui va u-delà de leur participation hebdomadaire. Ils prennent sur le temps qui leur reste en dehors du scolaire, ils font un choix. De mon côté, dans DRAMA, je leur fais des propositions et ils les interprètent. Dans mon parcours, DRAMA a une certaine maturité même si je commence et que j’ai encore beaucoup à apprendre dans la forme qu’on donne aux choses sur une scène pour que vraiment quelque chose du fond puisse
toucher par sa forme. C’est une grande chance d’être en dehors du spectacle parce que je peux vraiment travailler avec eux. Il ne s’agit pas d’un processus pédagogique, de donner des outils pédagogiques. Il s’agit vraiment de rentrer dans un monde en commun, de développer leur sensibilité proprement artistique et de voir comment ils vont répondre à ce que je leur propose. Il y a dans le spectacle un univers que pour préciser, je rattacherai à une émission radio que j’ai entendue sur radio campus ; une émission scientifique que j’écoute souvent le matin et là je suis tombée sur un sismologue belge. La question c’était : "est-ce que c’est vraiment intéressant d’étudier les séismes en Belgique ?". Les tremblements de terre en Belgique, c’est quand même pas la Californie ici. Et quelque chose de déterminant m’est apparu pour repréciser l’univers de Drama. Dans tout ce qu’ils font, rien ne se crée, rien ne se perd, c’est un concept physique et ce qui soutient ce qu’il font est largement plus important que leur égo. Le sismologue disait ça parce qu’en Belgique, on peut observer toutes les ondes qui nous arviennent, comme celles du Tsunami. Rien ne se perd donc. Tout est lié. En réalité, en ce qui concerne la dramaturgie de Drama, les six danseurs partagent un secret : ils sont conscients qu’à 20cm sous le sol il y a une couche lumineuse, qui est magnifique et qui est leur source d’énergie. Elle justifie chaque mouvement qui existe sur le plateau mais de la même manière ce magma est dangereux, il peut exploser à tout instant, ce qui explique leur urgence. Un univers sous le sol lumineux et ambigu, ça m’intéresse beaucoup. Ce qui me plaît dans cette dramaturgie là c’est que ce n’est pas visible même s’il y un travail des lumières en corrélation avec ça. Quand tu prends ça comme drammaturgie, tu les lies à quelque chose de beaucoup plus important qu’eux, pour qu’ils se débarrassent des préoccupations liées à leur égo et qu’ils restent dans la physicalité la plus simple, sans avoir peur de prendre des risques. Ca c’est mon imaginaire dans lequel eux doivent entrer.

Spectacle avec des adolescents. Spectacle sur l’adolescence ?

C’est certainement un spectacle sur l’adolescence même si on est loin des clichés. Ce sont des adolescents sur un plateau et le spectacle les montre autrement, c’est à dire comme ils sont exactement. Ca ne ’intéressait pas de travailler sur les thèmes de l’adolescence. Ca ’intéresse davantage de les voir en mouvement. Julyen Hamilton dit que la seule chose nécessaire pour danser est un vrai rapport au sol. Pour moi, qui n’ai pas un parcours de danseuse et qui fais très peu danser des danseurs de profession, c’est très porteur. On pourrait partir de cette affirmation-là : s’il n’y a pas de sol, il n’y a pas de danse. Et effectivement, dans ma démarche, le rapport au sol est déterminant. Ca
confirme aussi qu’on peut être dans une démarche très pointue physiquement sans avoir un bagage technique. Et je travaille avec des danseurs qui n’ont pas de technique en général. Dans DRAMA, si je pars d’une force souterraine, que je l’utilise comme dramaturgie du spectacle et qu’il y a ce secret entre les adolescents, ils n’ont pas à interpréter leur adolescence. Ils peuvent se concentrer sur mes propositions, sur leurs réponses en termes de mouvement. Jamais je n’aborde la chorégraphie en termes psychologiques. Liés à un phénomène naturel qui les dépasse complètement, on les voit tels qu’ils sont et pas en train d’interpréter un rôle. On les voit eux-mêmes. La seule chose qu’ils ont apprise, c’est la structure de la pièce. La danse est faite de leurs mouvements.

Quelle différence y a-t-il pour toi entre une personne qui s’investit sur un plateau de théâtre (un comédien) et une personne qui s’investit sur un plateau de danse ?

Je pense que la forme d’investissement d’un danseur ne passe pas par un autre média que son propre corps. On n’a pas le texte. Et je suis convaincue que le corps raconte énormément. Pour le mouvement, il y a tout un travail expérimental, physique qui est fait sur la conscience du corps, de sa présence. Mais aussi de celle des autres, de l’espace entre un autre et moi-même ; d’où je suis sur le plateau ; de combien de temps j’ai besoin pour faire la chose et qu’est-ce que ça change d’un point de vue dramaturgique. Tout ça, ce sont des choses très physiques présentes dans mon esprit de composition. Je pense que les comédiens ont aussi ce genre de formation. Mes pièces ne sont pas narratives et je n’utilise pas le texte. On pourrait, des chorégraphes l’utilisent, moi pas. Pas pour le moment. Par contre, dans mon travail, la musique a un rôle important. Pour le comédien, il n’y a pas de théâtre sans texte, quant à moi, je danse parce que la musique existe. Pour
le danseur, son outil n’est autre que lui-même. Il n’y a pas de personnage en fait. Il n’y a pas de construction de personnage. Ca se pourrait bien sûr mais ce n’est pas selon moi la spécificité de la danse.

Est-ce que tu aimerais faire danser des comédiens ?

Oui, certainement. En fait, j’avais un a priori sur les comédiens à cause
justement du côté interprétatif. J’ai pas mal de participants à mes ateliers qui sont comédiens, donc je travaille avec eux et je me rends compte contrairement à ce que j’avais imaginé que les comédiens qui viennent suivre des ateliers d’improvisation et de composition dans le mouvement plongent dans ma démarche. Ils ont envie de se délester de quelque chose. Et souvent ils ne sont plus à l’âge de l’expression de soi ou de la recherche d’identité. Ils sont plus en quête de liberté et du sentiment d’avoir une présence dans un espace avec d’autres et d’avoir un pouvoir expressif énorme sans passer par le texte. Un atelier où on a cette conscience multiple qui s’éveille et avec laquelle on peut travailler, c’est plein d’outils pour les comédiens. C’est ce qu’ils me disent du moins. De mon côté, je les trouve souvent étonnants, drôles et très généreux. Ils osent. Ca me plaît.

Sur quoi est-ce que tu es particulièrement vigilente, dans un travail de création, quel qu’il soit ?

En tant que chorégraphe, j’essaie de rester très proche de mon désir. En revanche, il y a tout un travail à faire par rapport à la forme. Mon désir peut prendre des formes assez multiples. Je ne sais pas encore comment il sera perçu. Ce qui est sûr c’est que je ne veux pas avoir à faire des compromis pour un public. J’espère rencontrer ses attentes mais par dessus tout, j’ai besoin d’être libre. Dans le processus de travail, je suis très touchée par les rencontres. Elles m’inspirent et animent mes créations (dans le sens de donner de l’âme)
Quant à la conscience de l’espace et du temps ; elles restent primordiales dans mon approche. C’est avec elles que je dois continuer le travail. Pour l’inscrire dans la durée.

Et pour terminer. C’est toi qui me le rappelles. Un mot sur la musique de Drama. Choix déterminant pour le spectacle.

C’est la musique de Xiu Xiu, musicien américain, homosexuel explicite. C’est une musique pop inouïe qui offre à elle seule un monde absolument juvénile. La succession des morceaux tout le long de la chorégraphie ressemble à une plaie ouverte. Quelque chose qui tient de la douceur et de la violence. La succession des 11 morceaux, dès l’enclenchement du "play" rappelle une façon adolescente d’écouter un disque plage après plage. Le rapport des danseurs à la musique est tantôt fusionnel, tantôt en rupture. Entre eux, il y a un pouvoir partagé jouissif et mystérieux. Xiu Xiu va jusqu’au bout de son émotion sans aucune retenue. Il montre ce que l’adolescent cachera.

Propos reccueillis par Florence Schennen, le vendredi 20 janvier 2006