Vendredi 5 septembre 2003, par Xavier Campion

Rodrigue Norman

Arrivé du Togo il y a maintenant près de deux ans et demi pour parfaire ses connaissances théâtrales, il donnerait plutôt l’impression quand on le rencontre que c’est lui qui a tout à nous apprendre.

Rodrigue Norman

Parce qu’il est rare est intéressant de découvrir ces parcours atypiques, comedien.be a voulu vous présenter ce personnage hors norme...


Rodrigue auteur

« J’ai commencé l’écriture en 1993 par des poésies, puis des nouvelles.

En 1995, j’ai écrit ma première pièce de théâtre « L’Affaire Wilson », car à cette époque, je m’intéressais beaucoup aux procès.

A partir de cette date, je n’ai plus cessé d’écrire des pièces et me suis focalisé sur l’écriture théâtrale : « La race des damnés », « Le prix du silence ».

C’est en 1999 que les choses ont commencé à bouger : « Pour une autre vie », l’une de mes pièces, m’a valu le prix de la jeune écriture, catégorie junior, au FESTHEF (festival de théâtre de la fraternité) au Togo.

Le FESTHEF est un festival compétitif qui rassemble les meilleures créations de la saison. C’est à cette occasion que j’ai rencontré Monique Blin, qui était la présidente du jury (et directrice des francophonies de Limoges).

Ensuite, avec « Qu’on s’aime ou qu’on se haïsse », j’ai reçu le deuxième prix des Plumes Togolaises (catégorie junior) en 2001. Cela m’a forcément permis de me faire connaître d’un public plus large et la pièce qui a suivi, « Entre deux battements » , a été lue pour la première fois lors de la résidence d’écriture appelée Ruche Sony Labou Tansi à laquelle j’ai participé en 2002. »

Qu’est-ce que la Ruche Sony Labou Tansi ?

Rodrigue Norman« Il s’agit d’un projet monté par l’association Ecritures Vagabondes, chapeauté par Monique Blin, qui propose à 9 écrivains de théâtre francophones de tous les horizons de sillonner pendant plusieurs semaines un pays qu’ils découvrent. Cette immersion toute particulière dans les réalités de ce pays (par exemple le Liban, le Togo, le Mali ou le Maroc) conduit à l’écriture d’une pièce par auteur présent.

Chargé d’une expérience commune, chacun raconte cette expérience à sa manière, avec ses impressions et les réflexions suscitées par ce périple.

Six mois après la résidence, l’auteur doit rendre une pièce, et j’ai donc envoyé « Trans’aheliennes » qui a été lue lors de la manifestation Le retour de Bamako qui s’est tenue à Angers puis à Paris 9 mois plus tard.

L’intérêt d’une participation à une telle expérience est que cela permet à la pièce de dépasser les frontières du continent. Tout est fait pour aider à faire connaître les œuvres de ces écrivains un peu partout en Europe. « Trans’aheliennes » par exemple sera relue publiquement en France, à Paris, le 3 avril 2004 au théâtre international de langue française (TILF) afin de faire connaître le travail mais aussi le projet. »

Dans le cadre de cette participation aux Ecritures Vagabondes , Rodrigue a participé au débat organisé par les éditions Lansman lors de la Foire aux livres de Bruxelles le 12 février dernier.

Rodrigue NormanDu comédien au metteur en scène

« J’ai commencé dans le théâtre par le jeu de comédien.

Il faut savoir qu’au Togo, il n’y a pas d’école de théâtre, on devient comédien en jouant.

En 1994, j’ai intégré une compagnie de théâtre amateur, Cultures sans frontières , où on a joué pendant deux ans des pièces d’auteurs togolais.

Après cela, je suis arrivé au lycée où j’ai créé ma propre compagnie avec deux amis : 3C . Nous avons à cette époque créé nos propres pièces, il n’y avait pas de metteur en scène attitré.

Quand j’ai eu mon bac, j’ai décidé de détacher cette compagnie du lycée, car nous rêvions de professionnalisme, ce que ne nous permettait pas le cadre du lycée.

En 2000, j’ai commencé la mise en scène, malgré le risque du préjugé sur l’auteur qui met sa propre pièce en scène.

C’était alors la pièce « Pour une autre vie », qui a connu un vrai succès au FESTHEF, puisqu’en plus du prix dont je parlais précédemment ( prix de la jeune écriture, catégorie junior ), une des comédiennes a également reçu le prix de la meilleure interprétation féminine, ce qui m’a donné confiance quant à la direction d’acteurs.

En 2001, ce fut la consécration puisque la pièce « Qu’on s’aime ou qu’on se haïsse » a eu le prix de la meilleure mise en scène (prix Armand Brown) ainsi que le prix de la meilleure comédienne, une fois de plus au FESTHEF. Grâce à ces distinctions, ces spectacles ont par la suite beaucoup voyagé.

Trois mois après cette pièce, j’ai quitté le Togo pour la Belgique afin de me confronter à d’autres expériences et pratiques théâtrales.

En dehors de ma formation, je continue à travailler sur la création de ma pièce « Entre deux battements » au Togo avec la compagnie 3C et un grand nom du théâtre togolais, Ablodevi Eklu-Natey, qui m’a fait l’honneur de participer au projet.

Ce spectacle sera créé en mai 2004 en France à l’occasion du festival des francophonies théâtrales pour la jeunesse à Mantes-la-Jolie.

En Belgique, je travaille pour l’instant sur des commandes d’écriture et anime différents ateliers d’écriture et de pratique théâtrales. »

Après avoir travaillé sur les deux continents, quelles différences vois-tu entre le théâtre européen et le théâtre africain ?

« Il faut savoir qu’il n’y a pas un, mais des théâtres africains ; il y a sur le continent africain une cinquantaine de pays, qui équivalent à autant de diversités possibles.

La première différence que je remarque est au niveau de la conception même du théâtre.

En Afrique, on va au théâtre parce qu’on l’aime, c’est plus par feeling, par passion. On a du mal à considérer le théâtre comme une profession. La plupart des comédiens africains ont une autre activité à côté du théâtre pour gagner leur vie. Ce n’est pas une approche cartésienne du théâtre comme en Europe. Il n’y a pas d’institutions qui forment aux métiers de metteur en scène ou de comédien, ni de statut qui protège les comédiens.

La deuxième différence est plus d’ordre pratique. En Afrique, il n’y a pas de théoriciens du théâtre comme il y en a eu dans la longue tradition théâtrale en Europe. En Afrique, chaque artiste est maître de son art. »

Qu’est-ce que ton expérience bruxelloise t’apporte dans ta création, dans les thèmes que tu abordes ainsi que dans ta manière de les traiter ?

Rodrigue Norman

« En Afrique, j’écrivais beaucoup pour le Monde. « Pour une autre vie » en est l’exemple puisqu’elle traite d’un sujet pas forcément togolais mais bien universel.

Aujourd’hui en Europe, j’écris plus pour mon peuple, je cherche plus à m’ancrer dans mes origines. L’Europe m’a surtout permis de reconsidérer mes atouts culturels d’origine. « On ne se rend compte de son bonheur qu’une fois l’avoir quitté » : j’apprécie mieux mon pays. Toutes les pièces que j’ai écrites en Europe, je les ai toujours écrites avec une pensée forte en Afrique, il m’arrive même d’écrire en pensant à des comédiens africains.

« Trans’aheliennes » illustre cet attachement à l’Afrique. La thématique centrale de cette pièce est la question de la circulation des personnes dans le monde, des frontières entre le nord (l’occident, les Etats-Unis) et le sud (les pays du Tiers-Monde). »

« Pour une autre vie » se joue actuellement à la maison des jeunes d’Auderghem. Comment présenterais-tu la pièce ?

« Ce qui peut constituer l’intérêt de la pièce, c’est le thème du conflit de valeur qui tend à se répandre dans le monde. Aujourd’hui, il n’y a plus une morale mais des valeurs. C’est ce que la pièce tente d’exposer à travers deux personnages, deux sœurs dont les comportements sont diamétralement opposés : l’une prostituée, et l’autre conformiste, qui défend toute valeur familiale. La pièce invite à une réflexion sur les valeurs, anciennes et nouvelles sans donner de ligne directive. »

Cette pièce a rencontré un succès encourageant au Togo. Qu’en est-il du public européen ?

« La réaction européenne est environ la même qu’en Afrique. Dès le départ, la pièce avait comme ambition de dépasser les frontières de l’Afrique. Tout se passe dans un non-lieu et un non-temps. Par exemple, le nom des personnages est à consonance anglophone mais sans plus de précision. Ce qui capte l’attention, c’est l’histoire, les figures très symboliques et métaphoriques des personnages.

Lors d’une représentation à Koekelberg, 3 femmes sont sorties du spectacle émues et désireuses de parler avec les comédiennes. Elles voulaient débattre et parler de ce qu’elles avaient ressenti et vécu. Ce genre de réaction est comparable avec d’autres expériences identiques en Afrique. »

Quelles ont été les étapes de ton intégration dans le milieu professionnel belge ?

« Arrivé en Belgique fin 2001, j’ai tout de suite cherché à contacter des compagnies de théâtre belges. Les démarches n’étant pas fructueuses, j’ai compris que je devais tout reprendre à zéro.

J’ai eu l’occasion de rencontrer l’asbl Echo d’Afrique , qui jouait à l’époque « Les précieuses de Kinshasa », pièce dans laquelle ils m’ont proposé de participer en tant que comédien.

C’est grâce à leur aide que j’ai pu monter, un an plus tard « Pour une autre vie », et par eux que j’ai rencontré l’équipe de la maison des jeunes d’Auderghem. »

Propos recueillis par Anne Antoni
Un tout grand merci à Massimo IACOLINA pour ses belles photos