Mardi 12 mars 2013, par Jean Campion

Retrouver le droit de vivre

"Crime et châtiment" a été peu joué en Belgique. En cause : l’ampleur et la complexité d’une oeuvre aux multiples personnages. Pour la monter au Rideau de Bruxelles, en 1970, Claude Etienne avait réuni une quarantaine d’acteurs... Depuis longtemps, Alexis Goslain rêvait de mettre en scène le roman de Dostoïevski. Composée de courtes séquences, son adaptation pertinente est éclairée par la scénographie efficace de Noémie Breeus et soutenue par l’ardeur de douze comédiens. Dirigés avec rigueur, ils nous entraînent dans un polar sombre, profond, de plus en plus captivant.

Un vieil homme hurle son désespoir. Alcoolique invétéré, Marmeladov a honte de ruiner sa famille. Mais il ne peut pas s’empêcher de boire l’argent que sa fille Sonia gagne, en se prostituant. Durant une partie d’échecs avec son cousin, le juge Porphyre Petrovitch discute d’un article déroutant. Son auteur, Raskolnikov, y prétend qu’un être supérieur peut rejeter la morale collective et supprimer une vie humaine. Pour le bien de l’humanité ! Cet ancien étudiant, qui crève de faim, est révolté par la pauvreté de sa famille. C’est à cause d’elle, que sa soeur Dounia se prépare à épouser Loujine, un riche homme d’affaires, qu’elle n’aime pas. Celui-ci a choisi une femme sans ressources, pour mieux la dominer. Raskolnikov en est persuadé. Tuer la vieille usurière Aliona Ivanovna et récupérer les fruits de sa rapacité est une idée qui s’impose à son esprit tourmenté. En délivrant la société de ce parasite, il pourra soutenir sa mère et rendre inutile le sacrifice de sa soeur.

Grâce à un ingénieux dispositif scénique, les différentes intrigues sont rapidement lancées. La plus passionnante est le jeu de chat et de souris entre le juge et l’assassin. Petrovitch est intrigué par Raskolnikov, en qui il a décelé une intelligence remarquable et "l’audace du désespoir". Il ne souhaite pas son effondrement. Aussi, vite convaincu de sa culpabilité, il ne le presse pas de reconnaître son crime. Dans la peau de ce pêcheur, qui fatigue le poisson qu’il a ferré, Michel de Warzée manifeste une patience, un flegme, une habileté redoutables. "Raskol" signifie division : le héros de Dostoïevski est écartelé entre le bien et le mal. Son crime commis, il voudrait le justifier aux yeux de tous, mais il éprouve un terrible sentiment d’isolement. Renonçant à ses rêves de surhomme, il découvre l’humilité. Même si elles lui mettent les nerfs à vif, les confrontations avec le juge l’attirent. Sans repentir, la vie devient un enfer.

La mort accidentelle de Marmeladov offre à Raskolnikov l’occasion de secourir sa fille Sonia. C’est elle qui fera jaillir l’espérance. Cette âme pure, profondément religieuse, va l’aider à sortir du tombeau. Comme Lazare, dont elle lui raconte la résurrection. Guidé par son amour, le criminel passe aux aveux. Par leur jeu sobre et intériorisé, Chloé Struvay et Mathieu Besnard illuminent ce chemin de la rédemption.

Misère, révolte, culpabilité, rachat nourrissent les scènes les plus prenantes. Malgré le talent des comédiens, on s’intéresse moins à l’avenir sentimental de Dounia, à l’amitié fidèle de Razoumikhine ou à la perfidie de Loujine. Cependant cette transformation d’un roman imposant en un spectacle nerveux d’un peu plus de deux heures est une réussite. Par des choix judicieux, Alexis Goslain privilégie les ressorts psychologiques, qui font progresser l’action. Les musiques angoissantes de Pascal Charpentier et les praticables enchevêtrés dans des volées d’escaliers reflètent la tension qui agitent les personnages. Au début de chaque acte, Raskolnikov contemple les eaux de la Neva, en ruminant des pensées suicidaires. Sonia le fera basculer dans la vie.