Vendredi 27 mars 2015, par Bertrand Gevart

Requiem pour mon corps

Quoi de plus difficile que de parler de la mort lorsqu’il y a urgence à vivre. Penser le corps malade. Cette terrible difficulté d’être en présence d’un corps qui nous semble étranger. Voici la tragique réalité que la brillante Céline Delbecq dépeint à travers "Abîme". Un tableau cinglant et dense qui
relève des questions fondamentales sur l’existence.

Ce corps sur lequel l’Homme s’interroge est-il tout son être ? Dépeint-il sa réalité humaine ou bien n’est-il qu’un organe à sa disposition ? Existe-t-il une séparation irréductible entre esprit et matière ? L’interrogation de l’Homme sur son corps ne cesse de rencontrer cette difficulté permanente. La relation du corps au vouloir est dans ce va-et-vient, de la docilité à la maîtrise, impossible à définir parce que jamais réalisée une fois pour toutes. Au moment où le vouloir triomphe et domine, le corps n’est peut-être rien d’autre pour lui qu’un simple instrument. Mais il n’est pas improbable que l’on pense avec son corps. La maladie le démontre. Car lorsqu’elle intervient, le corps résiste : il prend une autre consistance que le vouloir ne connaissait plus. Il reprend ses droits ou se les arroge.

Le plateau accueille deux singularités. Deux performers danseurs dont les corps et esprits voguent en duo sur les planches. Un couple au cœur duquel l’homme est atteint d’une maladie incurable. Les deux comédiens nous font revivre leur histoire d’amour, la lutte avec la maladie, la mort comme délivrance. C’est tout en finesse que Céline Delbecq nous transmet les émotions à travers ces deux corps qui s’attirent et se repoussent, se désynchronisent dans une fragilité nous engouffrant dans les dimensions abyssales de la conscience où se cachent les effrois intimes des comédiens. La tension des deux singularités s’unissant est palpable à travers tout le spectacle, leur union est tangible et d’une fébrilité saisissante à travers les étapes de la maladie. Les mots valsent et dépeignent la métaphore d’une angoisse ambiante dont le poids devient de plus en plus lourd à porter. Successivement, le doute, le chagrin, la douleur physique laissent place à une atmosphère tragique mais empreinte d’espoir et de possible.

Le jeu d’acteur, sublime, met en exergue l’étrangeté et l’ambiguïté des deux protagonistes et renforce la peur de la perte de l’être aimé. La mise en scène suit l’évolution de la maladie jusqu’à l’intervention en hôpital. Agencé de manière très cinématographique, le spectacle offre paradoxalement une performance des corps comme expression de leur impuissance face à la maladie. Le corps de la femme soutient celui de l’homme. Les questionnements nous parviennent à chaque étape et sont d’une ordinarité effrayante. Nous sommes hantés par ces questions sans réponses face à une maladie sûre d’elle qui éloigne les deux singularités tout en les rapprochant sans cesse. Comment réagir ? Comment avancer ?

"Abîme" retrace l’histoire percutante d’un couple, de l’union incompossible de deux corps, l’un malade, abîmé par la douleur mais désirant vivre. Un spectacle d’une sensibilité saisissante, essentielle, grandiose. A ne rater sous aucun prétexte.

Bertrand Gevart