Mardi 29 octobre 2019, par Jean Campion

Refuser d’avaler des couleuvres

Depuis une vingtaine d’années, Fabrizio Rongione, révélé dans "Rosetta" (1999), a incarné des personnages souvent denses au cinéma, au théâtre et dans des séries télévisées. Il est aussi scénariste, producteur et nous offre des "Cafés serrés" à la radio. Avec Samuel Tilman, un artiste qui a également plusieurs cordes à son arc, il a créé "A genoux" (2002) et "On vit peu mais on meurt longtemps" (2009), deux seuls en scène qui raillent le désarroi de l’homme, déboussolé par les incohérences de la vie quotidienne. Dans "Homo sapiens", les deux complices, férus d’histoire, nous proposent un voyage ludique dans le temps. "D’où Fabrizio vient-il, lui l’immigré italien, le Bruxellois, l’homme occidental blanc hétérosexuel ? Ces questions sont pour nous des prétextes pour rire de nos travers d’hommes modernes. Tout en jetant en permanence un coup d’oeil dans le rétroviseur" (Samuel Tilman).

Interrogé sur ce qu’on retient des cours d’histoire, le public cite des dates, des figures marquantes, des rois, des reines... La vie quotidienne du peuple, sa misère, ses révoltes, on les ignore. Prenant le contrepied de Stéphane Bern et de ses suaves "Secrets d’histoire", Rongione démystifie les grands hommes, aussi bien les "gentils" comme Richard Coeur de lion que les "méchants" comme Gengis Kahn. Influencé par ses origines italiennes, il a envie de ranger Jules César du côté des "gentils", mais il doit bien reconnaître que "La guerre des Gaules" est une autobiographie trop flatteuse.

L’humoriste ne construit pas de sketchs. Il laisse ses idées fleurir librement et jouer à saute-mouton. Sa vie a changé depuis qu’il est papa. Perturbé par les exigences d’un bébé, il imagine Napoléon durant la campagne de Russie, traînant son fils d’un an. Partagé entre les manoeuvres militaires et les colères, les régurgitations, les couches. La naissance de sa fille a montré à Fabrizio qu’il avait épousé une "féministe 2.0", qui défend ses droits. Puisque le nom de l’enfant est italien, le prénom sera arabe. Comme celui de la mère. Si le bébé pleure la nuit, pas question pour la maman de se lever, si ce n’est pas son jour. La petite Selma ne sera pas conditionnée par des livres où les filles poussent des caddies et les garçons pilotent des avions. Rongione préférerait une émancipation féminine à petits pas, machisme italien oblige. Cependant il n’hésite pas à dénoncer certains préceptes bibliques : la femme aura des grossesses douloureuses, ne songera qu’au plaisir de son mari...

L’ironie devient mordante, lorsque le comédien singe la prétention des parents d’un H.P. ou qu’il peste contre la tyrannie des mots de passe. En se multipliant, parfois gratuitement, ils piègent les utilisateurs à la mémoire défaillante. Comme Moïse incapable de séparer les eaux de la mer Rouge. Des manipulations plus graves font sortir Rongione de ses gonds. Au Mc Do, il refuse de reporter son plateau. Geste symbolique pour protester contre la soumission à l’esprit de profit : réduire les coûts en imposant aux citoyens le self-service. C’est bien la politique des banques qui, pour licencier de plus en plus d’employés, pénalisent les clients hostiles au self-banking. Fabrizio Rongione cherche avant tout à nous faire rire, mais il veut aussi stimuler notre vigilance. Notre société de plus en plus déshumanisée est empoisonnée par les fake-news. Avec une colère froide, il en lit quelques gratinées, signées par trois présidents américains et nous précise que le concept de cette stratégie insidieuse a été théorisé dans "L’Art de la guerre", par un Chinois, Sun Tzu,... au sixième siècle avant notre ère.

Mêlant anachronismes amusants, appels au sens critique, vannes grinçantes et autodérision, "Homo sapiens" est un spectacle drôle et pertinent. Dommage qu’il vise parfois des cibles devenues banales comme la muflerie des automobilistes ou la fortune affolante du patron d’Amazon. Très décontracté, le comédien éveille notre curiosité, caricature des personnages, pousse des coups de gueule et avoue certaines faiblesses. La lucidité, l’ironie et le punch de ce râleur sympathique nous font passer une soirée tonique.

Jean Campion