S’imprégnant d’une atmosphère feutrée et impersonnelle, à l’image d’une salle de meeting ou d’une chambre d’hôtel, La Ville prend place sur un plateau nu recouvert de moquette. C’est dans cet espace aseptisé, fermé sur un côté par une bâche en plastic translucide, que s’échangent les banalités d’une journée de travail enfin terminée.
Clair et Chris sont pris au piège d’un quotidien standardisé et rythmé par leurs professions respectives. Elle est traductrice, lui travaille dans une grande entreprise. Malgré les apparences d’un bonheur conjugal indissociablement lié à la réussite matérielle, le couple semble battre de l’aile. Alors que Jenny, leur voisine infirmière, arrive inopinément pour se plaindre des enfants qui crient trop fort dans le jardin, les bavardages et le ton des personnages deviennent de plus en plus étranges. Au fur et à mesure que ces brides d’histoires et de vies s’entremêlent et se rejoignent, le metteur en scène plonge le spectateur dans un univers décalé et artificiel, l’incitant à laisser libre cours à son imagination pour esquisser sa propre interprétation.
Spectacle indéfinissable et presque indescriptible, La Ville se construit sur le fil d’un discours énigmatique qui frôle le surréalisme et se nourrit d’un sentiment d’étrangeté. Le manque d’empathie des personnages, l’absurdité des situations et des échanges flous, où les questions demeurent sans véritables réponses, où parfois les mots paraissent prendre un autre sens que celui qu’on leur donne, sont autant d’indices d’un mystère à découvrir, d’un langage à décoder.
Multipliant les moments où le temps semble suspendu, Michael Delaunoy cultive l’art d’intriguer et surprendre. Une nouvelle apparition, un changement de costume, un accessoire au sens encore caché viennent renforcer cette impression d’une réalité déformée et flottante. La quête de sens se poursuit au travers des attitudes des personnages, du jeu des comédiens, tantôt engagés, tantôt en distance. Perdus dans leur vie intérieure, Clair et Chris reflètent avant tout une parole vivante et un besoin viscéral de se débattre pour se sentir exister.
Avec humour et cynisme, La Ville porte une réflexion sur nos idéaux et nos solitudes forgés dans une société à la fois déshumanisante et déshumanisée. Ici, les désordres de l’intime font écho à la violence universelle. Soutenu par un processus narratif subtil et étonnant, le mystère prend fin à l’instant où les pièces du discours de Martin Crimp s’assemblent en un puzzle qui bouscule nos attentes. Et tout devient profondément clair ou presque…