Jeudi 24 novembre 2022, par Didier Béclard

Quand la ville perd ses lieux communs

Les modifications rapides et violentes qu’a traversé la place Fernand Cocq bouleversent les repères de certaines figures légendaires du quartier. Oubliées, ou victimes, de la transformation urbaine, elles ressassent les souvenirs, les frustrations et les inégalités sociales qu’engendre la gentrification.

Trois personnages occupent le plateau dont le décor dépouillé s’étend derrière eux jusqu’en fond de scène. Deux d’entre eux sont assis, figés dans une position similaire, le coude en appui sur la cuisse. Passant d’un spectateur à l’autre, ils regardent, silencieux, le public droit dans les yeux.

Thierry, est perché sur une chaise haute. Blond, il porte une fraise blanche autour du cou et une fine barbe claire. A côté de lui, Karim est posé sur une chaise de bistrot et drapé dans un tissu de velours vert. Derrière ces deux figures aux allures de portraits du XVIIe siècle, un homme de couleur arpente l’espace, sans mot dire (de toute la pièce), pour le nettoyer des déchets qui l’encombrent.

Thierry prend la parole en premier : « si je suis là, c’est parce que des gens viennent me parler (...) et si je ne suis pas là, on s’inquiète ». sensible à l’espace, aux formes, aux volumes, il serait bien devenu architecte s’il en avait eu le courage. Il est sculpteur et a réalisé sa première exposition au bar parallèle. Il travaille sur un projet d’arbre en cuivre qu’il souhaite installer sur la place Fernand Cocq et cherche 120 amoureux de la place et de l’art pour financer le projet.

Karim explique qu’il a découvert un bébé orque et semble délirer au sujet de cette trouvaille mais en fait, il est dans un jeu de rôle dont il est friand (les orcs sont des personnages issus du jeu « Donjons et dragons » qui jouent le rôle fantassins dans l’armée du mal, NDLR). La chaussée d’Ixelles a toujours été son terrain de jeu. Son père travaillait comme réparateur dans un magasin d’électro-ménager situé où se trouve le Quick maintenant. Il se considère comme un Robin des Bois en résistance contre la morosité générale.

Laure Lapel s’est inspirée de la transformation du quartier où elle habite, la place Fernand Cocq à Ixelles, pour élaborer son travail de fin d’études à l’Insas, en 2019. Elle enregistré une série d’entretiens avec des piliers de bar emblématiques de l’histoire de cet « épicentre d’où partent plein de rues qui te mènent à tous les coins du monde ». Les paroles de Thierry, Karim et Pierre ont été adaptées sur le plateau pour exprimer leur façon d’être au quartier mais comme leur façon d’être au monde.

La place a été complètement transformée. « Le bistrot du coin a fermé. Les arbres ont été arrachés. Le béton a tout recouvert. » Cette métamorphose brutale perturbe les témoins qui ont perdu leurs repères. La chaussée d’Ixelles, « ça ressemblait plus à l’artère commerciale d’un village, estime Karim. Ils ont tout laisser pourrir. » Ils se sont bien mobilisé « pour empêcher le massacre mais comme d’habitude on ne nous a pas écoutés », commente pour sa part Thierry.

Les deux hommes engoncé dans leur solitude, figés dans leur attitude, le regard en permanence dirigé vers le public, alignent en parallèle leur monologue, sans se soucier l’un de l’autre, comme si une distance insurmontable les séparait. En revanche, ils demandent, à plusieurs reprises, à leur interlocutrice si elle comprend, si elle les écoute. Ils ne portent pas plus d’attention au troisième larron qui efface les stigmates de l’espace originel, allant jusqu’à soulever des dalles pour en extraire de la poussière, des tissus, des papiers.

Les propos de Thierry et Karim se chevauchent, par moment, créant une cacophonie qui empêche de comprendre ce qui est dit. A deux reprises, leurs paroles semblent converger. Thierry affirme qu’il est un artiste, dans le même temps Karim prétend que « artiste ce n’est pas un métier, c’est une activité ». Plus loin, ils entament tous les deux, en même temps, une phrase par « Ma mère ». Mais à chaque fois, l’unisson n’est que de courte durée et chacun part dans son propre délire.

Pour incarner ces trois figures mythiques pour lesquelles (en tout cas, deux d’entre elles) la parole est le seul acte de résistance face à la transfiguration du quartier (et du monde), Laure Lapel a fait appel à trois comédiennes ( Zoé Sjollema, Yasmina Al-Assi et Zenabou Mbamba). Ce choix permet de mettre les discours personnages qui accumulent les archétypes masculins en perspectives et de les rendre plus audibles.

Au delà de l’espace en transformation dont la mémoire s’effrite, « La Place » s’interroge sur notre rapport à l’autre dans l’espace urbain. Elle évoque également la violence insidieuse - « dans ce genre d’endroit, un costume trois pièces, c’est tout de suite de la violence » - que contient la gentrification destructrice de relations sociales qui exclut, invisibilise et réduit au silence les plus fragiles. Comme une fatalité que nous subissons tous les jours, sans vraiment chercher à nous y soustraire.

Didier Béclard

« La Place » de Laure Lapel, jusqu’au 3 décembre au Théâtre Océan Nord à Bruxelles, 02/216.75.55, www.oceannord.org.

Petit plus, Juliette Framorando a exploré la place Fernand Cocq à la recherche des souvenirs de Thierry et Karim. Dans cette balade virtuelle, elle remonte le temps, s’attache aux détails aux souvenirs d’un lieu qui s’émiette. A voir sur écran, dans le hall du théâtre ou directement sur instagram (julietteframo).