Mercredi 18 mai 2022, par Jean Campion

Pour massacrer le malheur

En 2017, Itsik Elbaz mettait en scène une adaptation de "La Promesse de l’aube", le roman autobiographique de Romain Gary. Dans la peau de l’auteur, Michel Kacenelenbogen interprétait avec une sobriété efficace, ce texte foisonnant, tendre et mélancolique. Les deux comédiens confirment leur admiration pour Romain Gary, en nous proposant cette adaptation poignante de "Clair de femme". Elle est signée et jouée par Itsik Elbaz, sous la direction de Michel Kacenelenbogen.

Michel s’agite comme un beau diable. En ouvrant la portière du taxi, il a bousculé une femme. Et maintenant il constate qu’il n’a pas d’argent, pour payer le chauffeur. Confus, il doit accepter que sa "victime" règle la course. Mais il tient à la rembourser et aimerait faire plus ample connaissance... En évoquant la mission qui l’oblige à prendre l’avion cette nuit, il se montre fébrile. Lydia garde ses distances et voudrait abréger la rencontre. Pourtant, en le quittant, elle lui donne son adresse.

Michel n’est pas parti à Caracas. Après avoir erré dans Paris, il a rejoint Lydia. Elle l’a embrassé fougueusement. Ils ont fait l’amour. Mais Lydia, emmurée dans son chagrin, se sent incapable d’entamer une relation amoureuse. Son mari a eu un accident de voiture, qui a tué leur petite fille et l’a laissé lourdement handicapé. Cette confidence pousse Michel à révéler le drame qui le mine. Rongée par un cancer, sa femme adorée a décidé de mourir seule, cette nuit, dans la dignité. Avant de le quitter, elle lui a recommandé d’aller à la rencontre d’une autre femme : "La plus cruelle façon de m’oublier, ce serait de ne plus aimer." Chaque personnage vit sa douleur comme il peut. Ils vont se rapprocher puis s’écarter pour se rapprocher à nouveau. Deux naufragés ballottés dans la nuit. Lydia perçoit le désarroi de Michel : "J’m’y connais en signaux de détresse.", mais elle veut aussi le sensibiliser à ses rapports empoisonnés avec son mari infirme. Michel découvre l’aphasie angoissante d’André et les tensions violentes entre Lydia et sa belle-mère Sonia (Anne-Marie Cappeliez). Cette mère juive s’est persuadée que son fils est en train de guérir. Naïvement positive, souriante et exaltée, elle semble narguer Lydia. Remué par cette situation glaçante, Michel continue à entendre la voix douce et ferme de Yannick (Laurence d’Amélio) : "Je te serai une autre femme." Il n’espère plus l’amour de Lydia. Ce qu’il souhaite, c’est son soutien : "Je te demande d’être à côté de moi pour massacrer le malheur ;"

Itsik Elbaz souligne les doutes et la persévérance de Michel. Dès leur première rencontre, celui-ci est persuadé que Lydia est la femme providentielle, souhaitée par Yannick. Malgré sa détresse et ses refus, il ne désarme pas. Incarnant Lydia, Anne-Pascale Clairembourg se montre tout aussi combative. Les affrontements entre ces écorchés mettent leur âme à nu et illustrent la conception exigeante du couple, défendue par l’auteur. A l’enterrement de Yannick, Michel et Lydia écoutent les condoléances de circonstance, avec le même détachement.

Adoptant une voix rocailleuse et une démarche traînante, Jean-François Rossion fait de Galba un personnage chaleureux et énigmatique. Comme Michel, dont il croise la route, il est hanté par la mort. Son chien va mal. Si ce compagnon, qui l’aide à supporter la solitude, disparaît, que deviendra-t-il ? A propos de "Clair de femme", Romain Gary a écrit :"Il y a dans ce roman la dérision et le nihilisme qui guettent notre foi humaine et nos certitudes sous le regard amusé de la mort." Cependant l’auteur ne tue pas tout espoir. La mise en scène éclairante de Michel Kacenelenbogen et la conviction des comédiens rend passionnant ce combat contre la mort, mené par des accidentés de la vie.

Jean Campion

Photos : © Prunelle Rulens