Lundi 30 mai 2016, par Jean Campion

Plus dure sera la chute

Stefano Massini refuse la facilité. En écrivant "Femme non rééducable" (2007), il déjoue le piège d’une biographie béatifiante d’Anna Politkovskaïa. Dans "Lehman Trilogy", il déçoit ceux qui s’attendent à un "Nuremberg du capitalisme". Cette saga ne dénonce pas un système, mais retrace les réussites et les échecs de trois générations d’une famille d’émigrés juifs allemands. Pour ressusciter cette aventure humaine, reflet des "capacités de solidarité mais aussi d’égoïsme et de voracité", Lorent Wanson met en scène trois clowns, victimes sans doute, comme tout un chacun, de la banqueroute de 2008. Puisant dans un bric-à-brac d’objets, souvenirs de la dynastie Lehman, ils racontent son histoire, à la manière de Charlot.

Elle commence le 11 septembre 1844. Venant de Rimpar (Bavière), Heyum (rebaptisé Henry) Lehman débarque sur le quai n°4 de New York. Welcome in America and good luck ! Il ouvre (même le dimanche !) une petite boutique de tissus et confection à Montgomery, dans l’Alabama. Ses frères Emmanuel et Mayer le rejoignent. Vendant également des semences et des outils, le magasin à l’enseigne jaune sur fond noir prend de l’extension. Mais un terrible incendie détruit les champs de coton. Ruinés, les planteurs paient les frères Lehman en coton brut. Ceux-ci revendent ces récoltes avec un beau bénéfice. Prenant goût à ce métier d’intermédiaires, ils se lancent dans le négoce du café puis investissent dans les chemins de fer. La mort d’Henry, emporté par la fièvre jaune, ne freine pas la progression de leurs affaires. Au contraire. Tenace, opportuniste, Emmanuel s’installe à New York et développe le commerce entre le Nord et le Sud. La guerre de Sécession marque bien sûr un coup d’arrêt dans cette expansion. Mais après le désastre, il faut reconstruire...

Un des atouts des Lehman brothers est la répartition innée des compétences. Henry, "la tête", a du flair et de l’audace : il n’hésite pas à suivre les conseils qu’il trouve judicieux. Plus prudent, Emmanuel, "le bras", calcule les risques avant d’agir. Les aînés se montrent paternalistes envers leur jeune frère. Pourtant Mayer, surnommé "la patate", est très utile pour arrondir les angles. Ambitieux, il est fier d’être devenu un "gestionnaire". Liés par leurs racines et leur religion, les "Trois frères" ont le même désir de s’élever socialement.

Stefano Massini est un excellent conteur. Le spectateur n’a qu’à se laisser porter par ce récit incisif, drôle, sublimé par une langue poétique, pour comprendre l’éclosion du capitalisme moderne. Pas de démonstration ni d’explications savantes, mais une approche humaine et pertinente. Lorent Wanson en fait un feuilleton ludique, électrisé par l’énergie débordante de Pietro Pizzuti, Angelo Bison et Iacopo Bruno. Trois clowns qui chantent, dansent, font participer le public et passent avec aisance d’un personnage à l’autre. Ils extirpent d’un monceau d’objets hétéroclites des reliques, qui les aident à enchaîner scènes burlesques ou réalistes. C’est aussi dans ce fatras que le pianiste Alain Franco récupère des partitions, qui lui permettent de soutenir le texte, en associant musique populaire, classique et jazz. Dommage que la voix de ce complice manque de puissance. Amalgamer "Juifs" et "argent" est un piège que Lorent Wanson souhaitait éviter. La faconde et la malice de trois acteurs d’origine italienne nous rappellent qu’une importante communauté transalpine a cherché fortune aux Etats-Unis.

Comme tout feuilleton, cette trilogie mise sur le suspense. Emballé par ce premier épisode, qui baigne dans l’euphorie de la conquête, le spectateur a envie de savoir comment l’empire Lehman traverse la crise de 1929 et deux guerres, pour s’effondrer en 2008. Il voudrait aussi connaître le secret du coffre-fort qui refuse de s’ouvrir. Bref, l’épisode 2 "Père et fils" (du 31/5 au 3/6) et l’épisode 3 "L’Immortel" (du 7 au 10/6) sont fort tentants. Le style de ce spectacle garantit que l’on peut prendre le train en marche, sans problème. Quant à l’Intégrale (les 28/5, 4/6 et 11/6), c’est un défi. Les comédiens sont bien armés pour le relever et réjouir les spectateurs marathoniens.

Jean Campion