Samedi 16 novembre 2013, par Jean Campion

Plaisirs de la fable

Dans son "Histoire de la littérature française", Paul Guth fustige certains critiques qui, horripilés par le succès persistant de La Fontaine, voient en lui "un monsieur de La Palice bêtifiant, dont les fables ennuient les enfants, sans intéresser les parents." On ne peut que partager son indignation. Si les récitations scolaires ont souvent transformé les fables en pensums, beaucoup d’adaptations scéniques ont mis en valeur la liberté d’expression d’un maître du style. C’est le cas de "Rien ne sert de courir". Un spectacle vif, pétillant, qui nous charme par son élégance.

Accueillis par quatre acteurs ... affables, les spectateurs s’installent de part et d’autre d’un promenoir herbeux, qui conduit au portrait de La Fontaine. Comme dans un salon, ils communieront à ce spectacle convivial. Le démarrage est un peu froid. Mais très vite le dynamisme des comédiens lui insuffle un rythme soutenu. Les fables s’enchaînent souplement, le décor s’anime et La Fontaine devient le complice de ses interprètes.

Les animaux qu’il met en scène dénoncent les travers et les vices humains. C’est pourquoi, portant des costumes élégants, les comédiens misent sur la sobriété pour les évoquer. Pas de masques ni d’oripeaux mais une gestuelle et des mimiques bien maîtrisées. Tour à tour narrateur et personnages, ils se passent le relais pour rendre cette "comédie à cent actes divers" alerte et mordante. Ils exploitent avec efficacité la structure dramatique fortement marquée de bon nombre de textes. Témoin le relief que prend le procès monstrueux des "Animaux malades de la peste". Ces séquences collectives font un peu d’ombre à certaines fables dites en solo. Des changements de rythme, des silences leur donneraient plus d’impact.

Le "Théâtre en liberté" a eu la bonne idée de mêler, dans un joyeux désordre, "tubes" et fables méconnues. Un patchwork qui souligne la diversité des styles de La Fontaine. Pour cet écrivain classique, "qui veut plaire, tout en instruisant", la fable n’est pas la sèche démonstration d’une morale, mais un récit à l’intrigue rapide et vive, peuplé de personnages hardiment croqués. Souvent on flaire d’emblée le drame : Légère et court vêtue, Perrette PRETENDAIT arriver sans encombre à la ville...

Il serait injuste de s’appuyer sur la banalité de conseils comme : "Garde-toi, tant que tu vivras, de juger les gens sur leur mine." (Le cochet, le chat et le souriceau) pour accuser La Fontaine de prôner une morale de la médiocrité, à la portée de l’homme moyen. En nous entraînant dans cette farandole poétique, "Rien ne sert de courir" nous fait écouter l’ironie cruelle d’un moraliste, observateur des moeurs de son époque. Et son bestiaire est plus subtil qu’il n’y paraît. C’est au nom de la raison du plus fort que le loup dévore l’agneau. Transformé en loup, un compagnon d’Ulysse tient à le rester : "Scélérat pour scélérat, il vaut mieux être un loup qu’un homme." Le loup qui "n’avait que les os et la peau" rejette violemment la vie confortable du chien domestiqué. Au nom de sa liberté. Manifestement l’auteur admire la dignité de sa réaction. S’il se moque des rêves de Perrette, il avoue que lui aussi bâtit des châteaux en Espagne. Sans illusions sur la nature humaine, il se sert d’une langue souple et légère pour nous inciter à la lucidité et à la mesure. La Fontaine n’est pas un donneur de leçons. C’est un "honnête homme" que les comédiens ont bien raison d’applaudir.