Mardi 29 septembre 2015, par Jean Campion

Peut-on croire à la relève ?

Sûre de l’amour, qui l’unit à Kamel depuis dix ans, Nathalie désirait un bébé. Et elle est enceinte ! A travers différents épisodes de cette grossesse programmée, elle doit affronter les défis de l’existence et renoncer à ses certitudes. "TransmÊtre", qui se fait l’écho de ses doutes, de ses peurs et de sa solitude, lui impose une question lancinante : comment et pourquoi faire naître un enfant dans notre monde désenchanté ?

En apprenant la nouvelle, Kamel, d’abord troublé, a bien sûr serré Nathalie dans ses bras : "C’est le plus beau cadeau qu’on m’ait jamais fait." Il lit des tonnes de bouquins. Il aimerait tellement comprendre ce qui se passe dans le corps de sa femme. Emu aux larmes, son père lui a recommandé de choisir deux principes à respecter scrupuleusement dans l’éducation de cet enfant. Nathalie est agacée par les questions inquisitrices de ses copines : ce bébé, on va le circoncire, le baptiser ? Gavée de lectures prénatales, elle s’inquiète : trois mois de grossesse et pas une seule nausée ! Pour se rassurer, elle se rend chez une psychologue "Spécial parents".

Malgré ses objections, madame Peeters la soumet à un questionnaire absurde, qui vise à dépister les délinquants potentiels AVANT leur naissance. Dans la rue, un flic s’acharne gratuitement sur un homme neutralisé. Indignée, Nathalie proteste. Des témoins, jusque-là indifférents, la soutiennent et photographient la bavure. Constamment aux petits soins, Kamel lui met les nerfs en pelote. Il ose lui reprocher son imprudence : elle a maintenant deux vies à protéger. Une invitation à la lâcheté qui déclenche une série de remises en question.

Centré sur une crise existentielle, "TransmÊtre" aborde aussi des problèmes sociaux et politiques. Nathalie écoute l’histoire d’un père, obligé de jeter l’enfant qu’il aime dans un puits, parce que c’est une fille. Lu en voix off par Kamel, ce récit est poignant mais s’intègre mal dans l’action. Comme l’interrogatoire imposé par la psychologue. Sa batterie de questions, bien trop longue, ridiculise un avant-projet de loi de Sarkozy, datant de 2005. Celui-ci préconisait "le repérage des perturbations du comportement, dès la crèche et l’école maternelle". Une séquence caricaturale, couronnée par la remise d’un énorme bouquin, censé aider la future mère à maintenir son rejeton dans "le droit chemin".

On a peine à croire à l’aveuglement de madame Peeters, une spécialiste bardée de diplômes. En l’incarnant, Jacqueline Bollen laisse entendre qu’elle s’enferme dans ce rôle de fonctionnaire bornée. Et l’on partage son soulagement, quand elle dévoile sa vraie personnalité. Payée pour écouter les autres, cette femme sans enfant se sent très seule et doute de son utilité. Sa lucidité et sa bienveillance seront pourtant un soutien important pour Nathalie. Coauteure du spectacle avec Marwane El Boubsi, Melinda Heeger mène le jeu avec détermination. Nathalie nous fait partager avec insouciance son rêve d’une grossesse idéale. Même si physiquement tout va bien, les nuages s’accumulent. Déboussolée, elle s’enlise dans un marécage de questions. Sa confrontation avec sa mère et sa fille est fort stressante. Quand elle confie son ventre à la peintre corporelle, Caroline Escarmelle, elle rencontre une complice apaisante. Ses dessins projetés sur écran reflètent l’évolution du bébé. Pas besoin de coussin...

A l’instar des autres créations de la Compagnie Yakapa, "TransmÊtre" s’attaque à une problématique d’aujourd’hui. Certaines répliques, qui surlignent des situations claires, confirment le désir d’en faire un tremplin de discussions, dans l’esprit du Théâtre Agora. Cependant, on se laisse séduire par ce spectacle éclairant, original et interprété par des comédiennes efficaces.

Jean Campion