Jeudi 13 octobre 2016, par Jean Campion

Peut-on arracher son secret à l’Amour ?

Premier succès d’Antoine Laubin et de Thomas Depryck, "Les Langues paternelles" (2009) nous incite à constater nos faiblesses et la fragilité de la nature humaine, en décortiquant le fil de la paternité et de la filiation. Sans donner de leçons, les auteurs adoptent un regard critique, à travers leurs questions sur la situation du SDF ("Dehors") ou sur le rôle bénéfique, que pourrait jouer un chômeur ("Le Réserviste"). Leurs six premiers spectacles ont un dénominateur commun : la volonté, "c’est-à-dire, ce sur quoi l’individu contemporain n’a pas prise." Glissant de la volonté au désir, notamment amoureux, ils ont amorcé l’aventure d’ "Il ne dansera qu’avec elle"". Six actrices et six acteurs se donnent pour mission de confronter une série de points de vue, sur leur fonctionnement amoureux et sexuel.

Ambiance nerveuse mais conviviale : des comédiens discutent, d’autres interpellent l’un ou l’autre spectateur ou indiquent les dernières places libres. Musique. Le générique, pimenté par quelques associations provocantes, annonce un abécédaire du désir. Il se présente sous la forme d’un kaléidoscope d’échanges intimes, de discussions, de monologues adressés au public, de récits, de témoignages, d’évocations chorales. Soutenus par une mise en scène fluide, les comédiens enchaînent ces séquences diverses avec beaucoup d’aisance. Leur connivence s’explique : ils sont les co-auteurs d’ "Il ne dansera qu’avec elle". Deux ateliers et des entretiens structurés ont permis aux membres de cette équipe, d’aborder désir et sexualité, sur base de leur vécu personnel et de créer de nombreuses scènes.Thomas Depryck les a retravaillées et mêlées à des textes extérieurs, tirés de livres ou de films.

Ces acteurs appartiennent à une génération née après la révolution sexuelle. On le sent dans leur allergie à toute éducation corsetée et dans l’évocation de souvenirs joyeux : concours de branlettes chez les scouts ou découverte par un ado naïf que le sperme n’est pas bleu. Jérôme est direct. Puisque Pierre réussit à faire jouir Caro, son ex, alors que lui n’y est jamais parvenu en quatre ans, il lui réclame sa recette. Avec la même franchise, il demande à sa mère de lui montrer comment on fait l’amour. Les cris poussés par ses parents lui ont donné le son, il voudrait aussi l’image. Ces interventions brutales font émerger la pudeur, qui plane sur plusieurs scènes. Brice est gêné d’entendre son ami lui vanter les charmes d’une trans. Hervé est perturbé par l’audace de Marie : elle lui fait raconter comment il l’a trompée, en sa présence, et elle le provoque en participant à un trio avec sa soeur et sa compagne.

Antoine Laubin le reconnaît : " Depuis le premier atelier, nous naviguons en pleine contradiction." Ce spectacle oscille sans arrêt entre l’hymne à l’amour et l’échec du couple. Celui-ci est un refuge, mais aussi une caisse de résonance des tensions sociales. Les mensonges, les trahisons le fissurent. En transformant amour et sexe en marchandises, la libéralisation du marché amoureux le menace. Et pourtant on s’accroche au mythe du grand Amour et au rôle essentiel de l’Autre, pour donner un sens à sa vie. Coraline lit avec application la légende de "Tristan et Yseut", pour tenter d’éclairer ce mystère.

Le piège du patchwork est que les scènes très réussies font pâlir les autres. On écoute l’histoire du chien, plus attiré par le sexe que par la bouffe, mais on se laisse subjuguer par le témoignage de Yasmine. En détaillant sa confession avec délicatesse, la comédienne nous communique le trouble provoqué par cet orgasme clandestin. On aimerait ressentir plus souvent pareille émotion.

Emprunté à une chanson de Dominique A, le titre est poétique. Cependant il ne reflète que partiellement cette mosaïque de scènes. Travaillant en confiance, sans tabou, l’équipe a produit un ensemble hétéroclite et inégal. On apprécie cette diversité teintée de pessimisme joyeux, mais on regrette que ce spectacle de deux heures trente n’ait pas été purgé de scènes bavardes ou attendues. Une version resserrée donnerait du punch à la représentation, d’autant qu’elle pourrait éviter lla cassure de l’entracte.

Jean Campion