Lundi 4 mars 2013, par Jean Campion

Petits bourgeois à la sauce aigre-douce

Plusieurs oeuvres de Jules Renard sont partiellement autobiographiques. Enfant rejeté par sa mère, l’auteur de "Poil de Carotte" brosse un portrait féroce de madame Lepic, s’acharnant sur un fils non désiré. Son premier succès "L’Ecornifleur" (1892) est inspiré par ses relations avec un couple : les Galbrun. Ils deviennent les Vernet, dans ce roman adapté à la scène. En s’incrustant dans leur nid douillet, le héros souligne, avec une lucidité implacable, l’incapacité de ces bourgeois à échapper aux conventions sociales, à la routine et aux règles de bienséance.

Henri est un pique-assiette, qui a jeté son dévolu sur les Vernet. Narrateur-acteur, il monte sur scène, pour revivre ses premières soirées en leur compagnie. Ces bourgeois aisés n’ont pas d’enfants et s’ennuient. Henri arrive au bon moment, pour leur jeter de la poudre aux yeux. Madame Vernet se laisse éblouir par les échos de sa vie mondaine. Charmée par ses poèmes, elle compte sur lui, pour choisir ses lectures. La poésie endort Victor Vernet, mais il apprécie le rayonnement de ce jeune homme pétillant. Aussi, c’est tout naturellement qu’il l’invite à partager leurs traditionnelles vacances sur la côte normande. Henri a horreur de la mer, mais se réjouit de ce séjour. L’absence momentanée de monsieur Vernet et le comportement ambigu de son épouse le poussent à tenter de la séduire.

Cependant cet écornifleur n’a ni la détermination ni la perfidie de Tartuffe. Plusieurs apartés nous le confirment : il est plus lucide qu’ entreprenant. Par son jeu décontracté, Thomas Delvaux passe aisément du joli coeur au jeune homme fauché. Sans illusion sur son talent ou sur son avenir, ce velléitaire maladroit dégage de la sympathie. Malgré son cynisme.

Prisonnière de sa vie étriquée, Blanche Vernet n’a pas l’audace de ses envies. De temps en temps, elle désire "élever son âme, comme on fait des haltères". Elle ne connaît ni Baudelaire ni Verlaine, mais adore la poésie-peinture. Attirée par Henri, elle baisse sa garde, mais hésite à franchir le pas : son mari est le plus honnête des hommes. Dans une crise de jalousie, jouée avec justesse par Rosalia Cuevas, elle libère sa rancoeur de femme vieillissante, supplantée par sa nièce, une jeune rivale. Victor Vernet est un phallocrate, qui surveille la bibliothèque de sa femme. Pas question de lire les cochonneries de Zola ! Lui, par contre, savoure le plaisir du voyeur et se demande si l’on peut traiter une épouse comme une maîtresse. La passivité de ce personnage assoupi dans un confort béat prive la comédie d’un ressort dramatique.

Elle démarre lentement. Puis l’alternance d’apartés et de séquences nourries par des dialogues ciselés assure une progression souple. Les Vernet sont des petits bourgeois ridicules par leur conformisme et leurs prétentions. Jules Renard les croque avec un humour insolent, sans forcer le trait. Pour lui, "l’art , c’est pousser un peu du doigt la vérité". Ainsi son écornifleur n’est pas un monstre d’hypocrisie. C’est un jeune homme désargenté, diplomate, lâche, incapable de s’imposer un plan de carrière. Conscient de ses faiblesses, il s’offre avec dérision : "A céder, un parasite qui a déjà servi !" Une formule aigre-douce dans la tonalité de la pièce.