Vendredi 28 novembre 2014, par Jean Campion

Pain béni pour les psys

Audacieuse et sereine, l’héroïne de Lewis Carroll est une projection idéalisée de son auteur. De son vrai nom, Charles Dodgson était un homme gauche, mal à l’aise avec les adultes. Les cours que ce professeur guindé "débitait mécaniquement" sécrétaient l’ennui. En revanche, il enchantait Alice Liddell (10 ans) et ses soeurs, en leur racontant des histoires fantastiques, qui deviendront son best-seller. Au pays des merveilles, on est capable de se rappeler les événements, avant qu’ils n’arrivent. On vit à l’envers. Et une muse peut très bien poursuivre son auteur, pour qu’il l’inspire. C’est ce qu’imaginent Jasmina Douieb et Thierry Janssen : Alice, 30 ans, a besoin des conseils de Lewis Carroll.

Enceinte, elle ne se sent pas prête à affronter la vie et veut rencontrer, dès ce soir, son créateur. Impossible. De sinistres gardiens interdisent l’accès de sa chambre. Très maternelle, Abigaël, la vieille gouvernante, tente de rassurer Alice. Celle-ci se pelotonne dans son lit étroit et s’endort. Tout à coup, deux grandes oreilles frémissent et un lapin blanc saute du lit du romancier. Obsédé par le temps qui fuit, il entraîne Alice dans une course folle.

Ce voyage initiatique la rend consciente de son inadaptation au monde. Toujours trop grande ou trop petite, elle a besoin d’aide pour franchir les obstacles. Elle découvre aussi que les habitants du pays des merveilles sont égoïstes et narcissiques. Comme le Bombyx obnubilé par le vieillissement ou la duchesse au groin de cochon, qui lui confie un bébé, après l’avoir copieusement giflé, ou encore la reine de cœur, aussi tyrannique que le roi Ubu. Dans ce "Wonderland", espace et temps sont inversés. On saigne puis on se blesse, on doit s’éloigner du but pour l’atteindre. Parfois le temps se fige. Condamnés à un éternel tea-time, le Chapelier fou et le Lièvre de mars fêtent des "non-anniversaires". Plus gâtée, Alice profitera d’un court répit, dans cette course contre la montre, pour se nourrir des confidences de Lewis Carroll.

Dans leur vision théâtrale de ce "texte mystérieux et hypnotique", Thierry Janssen et Jasmina Douieb, la metteuse en scène, stimulent notre imagination. Avec la précieuse contribution d’Anne Guilleray et de Geneviève Périat, scénographes et costumières. Une marionnette nous fait vivre la très lente chute d’Alice dans le terrier, puis permet à l’héroïne de grandir et de rapetisser à vue d’oeil. On est surpris par l’accoutrement sophistiqué de la chenille, la coquille amusante de Gros coco, la robe évolutive de la Reine ou le miroir qui fige le sourire inquiétant du Chat du Cheshire. Encadrant Sophie Linsmaux, une Alice déterminée et perplexe, cinq comédiens se relaient efficacement pour imposer un rythme soutenu.

Malheureusement cette succession de scènes, souvent courtes, crée un sentiment de frustration. Trop de personnages n’ont pas le temps de prendre corps à nos yeux. On passe d’un paradoxe à un jeu de langage, d’une situation loufoque à une réflexion profonde. Sans entrer dans une histoire attachante. Si les spectateurs jubilent pendant la partie de croquet, c’est parce que l’affrontement entre Alice et la reine est développé. Thierry Janssen peut imposer un personnage monstrueux, qui nous fait rire, en martelant ses "Qu’on lui coupe la tête !". Les clins d’oeil à Freud ou à Lacan montrent que les adaptateurs visent un public adulte. Contrairement à Walt Disney, ils ont respecté l’oeuvre de Carroll, en refusant de l’édulcorer. Ce "pays des merveilles" est plutôt celui de l’étonnement. Alice y fait des rencontres étranges, parfois cauchemardesques. Sans trembler. Peu d’enfants s’identifieront à ce personnage épris de découvertes, mais d’une totale insouciance.