Dans un espace scénique qui ressemble à une cellule de prison ou d’hôpital psychiatrique, les spectateurs assistent à un duel entre la logique rationnelle et froide d’un médecin doué et la subjectivité habitée de folie d’un homme vexé. Pour tuer, il faut un mobile. Tatiana, le femme d’Alexeï, a des yeux très expressifs. Est-ce un motif raisonnable ? Kerjentsev lui-même semble douter de son état, qui évolue au fil de son récit : « vous ne me croyez pas mais moi non plus, je ne me crois pas ».
A moins que ce ne soit le récit lui-même qui l’entraîne sur le chemin tortueux de la démence ? Rien n’est évident dans ce texte pourtant rigoureux. Les diagnostics de schizophrénie, monomanie ou comportement obsessionnel traversent l’esprit mais ce meurtre a été froidement prémédité par un homme d’une intelligence supérieure.
« Ceux qui disent la vérité sont-ils fous ? » Il s’agit de décider si Kerjentsev doit aller en prison ou être interné. Car si l’accusé était en état de démence au moment des faits, il n’y aurait pas d’infraction. Mais comment définir la normalité et ses limites ? Les fous ne sont-ils pas ceux qui ont imaginé qu’une telle frontière puisse exister ? « Le plus grand prodige c’est la pensée humaine ». Et penser, Kerjentsev le fait admirablement.
Cet homme, prisonnier d’une « hallucinante solitude », semble transparent, curieux de vérité au même titre que ses juges. La prestation d’Olivier Werner est exceptionnelle. Partant d’une traduction mot à mot du texte russe original de Leonid Andreiev (datant du début du 20ième siècle), l’acteur donne sa propre interprétation du personnage, qui se retrouve dépassé par ses propres pensées. La pièce met en évidence la responsabilité des experts judiciaires, chargés de décider si un prévenu est atteint de folie. Il y aurait donc une frontière claire entre les esprits sains et les autres ? Une question qui hante toujours les tribunaux, 100 ans plus tard, lors de procès comme celui de Léopold Storme. Un one-man-show saisissant, à ne pas manquer.