Mardi 31 juillet 2007, par Xavier Campion

Olivier Moerens

Olivier Moerens – bonhomme est le mot qui me vient à l’esprit par sa jovialité, sa bonhomie. Il me fait découvrir sa conception de la fidélité au théâtre, une valeur qui lui est chère !

J’ai envie de mieux connaître ce « théâtreux » atypique : avec une formation d’ingénieur civil en télécommunications (ULB), comment se fait-il qu’on le retrouve à tant de niveaux différents dans le paysage théâtral de Bruxelles ???

Rendez-vous est donc pris au Théâtre Le Public dont il est à la fois le Directeur financier et le responsable de l’accueil. (Tous les soirs, il accueille les quelque 100.000 spectateurs qui y viennent voir les 600 représentations/an). La saison vient de se terminer et nous entrons par une porte métallique derrière laquelle on découvre le début des travaux pour un nouvel espace que Le Public ouvrira dès septembre 2007.

Si un « théâtreux » est un passionné de théâtre, j’en suisbien un puisque j’ai tout plaqué pour le théâtre. J’étais directeur administratif dans une boîte de béton armé avant d’oser. Un jour, j’ai dit : “J’arrête ça et je travaille dans le théâtre”.

Tu es responsable de l’accueil tous les soirs pendant la « saison » et en plus pendant les « grandes vacances » tu organises le Festival BRUXELLONS . Tu ne prends jamais de vacances, tu travailles tout le temps !

Le problème c’est que Le Public s’arrête pendant 2 mois, donc il n’y a plus de spectacles, alors je prends des vacances au Karreveld, dans un beau château ! Et là, je touche un peu à un autre aspect qui est plus proche de l’artistique.

Je te propose de commencer par parler de cette enquête que tu as dirigée à la demande des co-directeurs Michel Kacelenenbogen et Patricia Ide et qui a été présentée le 6 juin lors du débat « QUEL THÉÂTRE POUR DEMAIN ET POUR QUI ? »
Les résultats vont paraître logiquement en septembre, à la fois sur notre site internet qu’on est en train de reconstruire et sans doute sous l’onglet des Nouveautés et aussi dans un petit fascicule qui sera disponible. C’est une étude sur base d’enquêtes téléphonique qui a été faite avec quelques anciens élèves de l’école de jury central que je dirige et où je donne cours le matin. Cela nous a permis de dresser un portait type du spectateur des théâtre bruxellois de la Communauté Française. Ainsi il y a maintenant 27,1 % des gens qui vont au théâtre, mais surtout 73 % qui n’y vont pas. Cela nous a montré – entre autres - qu’il y a quelques spectateurs occasionnels qui vont 1 fois par an au théâtre – et ça, ça s’amplifie – mais surtout un vrai gros paquet d’aficionados qui vont plus de 5 x : an au théâtre. Et tous théâtres confondus, cela constitue la grande majorité du public bruxellois. Et puis, comme Michel Kacelenenbogen avait fait une enquête similaire en 1996 (sur base de 8900 réponses), on a pu faire la comparaison. À l’époque, il n’y avait que 24 % qui disaient aller au théâtre au moins 1 x/an. Cette légère évolution est quand même encourageante. On a aussi pu constater que les deux groupes 1 à 2 x/an et 5 x/an sont en progression, tandis que le groupe 2-3 x/an est en diminution. Je crois que c’est vraiment dû à la notion d’abonnements. Il y a 10 ans au Public par exemple, on avait 2.000 abonnés, actuellement on en compte 10.000. Et c’est vrai pour tous les théâtres. Or, les abonnements chez nous, font en moyenne 8 spectacles/an. Ça fait une masse énorme de spectateurs. La plupart des théâtres ont maintenant des formules d’abonnement beaucoup moins rigides : on peut changer de dates, on n’a plus la formule des séries où l’on vient par exemple des vendredis, ni à des dates prédéfinies. Je crois que c’est cette souplesse-là qui fait que des gens choisissent la formule d’abonnement

Il y a aussi moyen de prendre un abonnement en choisissant des spectacles dans des théâtres différents
En effet, il y a 2-3 formules de ce type qui se sont développées et qui fonctionnent relativement bien. C’est par exemple le cas de L’abonnement.be
Les gens passent facilement d’un théâtre à un autre. C’est aussi démontré par une enquête récente faite par la Bellone sur base d’autres critères parce que le but était différent. (n.d.l.r. : cette enquête ne reprend pas TOUS les théâtres, ignorant le Rideau, les Galeries, les Martyrs, le Méridien par ex.)
On a reproché à votre enquête téléphonique aléatoire le fait d’avoir un peu négligé les GSM et sans doute les jeunes
Oui, mais le taux des jeunes qu’on a touchés me paraît raisonnable. Maintenant il est clair – je le vois ici mais aussi au Karreveld – que les jeunes 15>25 ne vont pas beaucoup au théâtre, hormis dans les « cargos scolaires » : on les met dans un autocar et ils ont une interro le lendemain. Ils vont plus au Poche par exemple et c’est très bien, mais globalement, ils ne forment pas la population de base qui fréquente les théâtres.

C’est à cause du prix ?
Je n’en suis pas sûr. Ici ils payent 7 € la place et c’est quand même moins cher que les 40-50€ qu’ils vont dépenser un vendredi soir. Je crois plutôt que c‘est une question d’âge pour découvrir les choses.

Est-ce alors parce qu’ils en ont marre d’avoir dû étudier cela à l’école ?
Moi qui suis prof de français les matins, je ne suis pas très pour la façon dont les choses sont organisées. D’abord le choix des profs pour certains spectacles me sidère parfois. Je crois qu’il faut surtout leur donner la passion du théâtre en leur apprenant la chose théâtrale au sens large.

Il y a des écoles qui montent des pièces pour être jouées en fin d’année…
Ça je trouve que c’est une bonne démarche parce que ça leur fait comprendre ce que c’est que le théâtre et son implication. Je crois que la chose théâtrale est quelque chose qu’on vit de manière individuelle, quitte à en parler après et je crois que c’est quelque chose qu’il est difficile de formater dans un cours. Je n’emmène pas mes élèves au théâtre, mais j’aime qu’ils me parlent de ce qu’ils ont vu. Quand on a 22 personnes qui vont voir un même spectacle en groupe le même jour, ils en ont une perception qui est tout à fait tronquée et je préfère qu’ils y aillent à 22 dates différentes. On ne penserait pas à faire lire un même bouquin à 22 au même moment.

Tu sens bien le public ici et puis tu as cette expérience du théâtre en plein air. As-tu l’impression qu’il y a des gens qui ne vont voir que ces spectacles-là ?
En tout cas on a des gens qui viennent pour la 1ère fois au théâtre. Là c’est une certitude. Si après ils y retournent, nous ne sommes pas équipé pour le savoir, mais le nombre de gens qui viennent me retrouver au Karreveld après le spectacle et qui disent “Ah c’est ÇA le théâtre, je ne croyais pas que c’était comme ça ! ” est assez impressionnant. Je reviens à l’enquête un instant : 15 % des gens interrogés n’avaient jamais mis un pied dans un théâtre. On est plutôt dans le Molenbeek « chic », mais il y a des gens qui viennent de partout et aussi du bas-Molenbeek. Et lorsque après Le Bourgeois Gentilhomme ou Monsieur Ibrahim et les Fleurs du Coran ces gens viennent me dire que cela les a touchés, cela me rend heureux… On remplit, à ce niveau-là, une mission de défrichage. Est-ce qu’ils retourneront au théâtre ? Le théâtre, c’est rouge et or, c’est impressionnant. Dans l’enquête il y avait un %age de gens qui motivaient leur réponse en disant « parce que ce n’est pas pour moi » et nous, on ne sait pas pourquoi ce n’est pas pour eux ! On est ici à Saint-Josse et on peut inviter des gens du quartier et ils ne vont pas venir spécialement, alors que c’est ouvert à tout le monde. C’est pour cela qu’on fait cette démarche en septembre prochain : faire ce spectacle MISSING avec les jeunes du quartier pour désacraliser le théâtre. Le jour où ce sera vraiment gagné c’est quand ils feront la démarche de comprendre que c’est un théâtre aussi pour eux. Jacques Huisman faisait déjà cela à l’époque il y a 20 ans. Je crois qu’il est important d’amener les gens dans les théâtres et de leur faire comprendre que ce sont des maisons totalement ouvertes et qu’on n’est plus avec des barrières comme il y a 40-50-60 ans.

Ta passion du théâtre date de quand ?
De mes 6 ans ! Ma grand mère m’avait emmené& voir Cyrano de Bergerac avec Claude Volter et je l’ai assommée à la sortie parce que je n’avais pas compris que c’était du théâtre, que le Cyrano sur scène n’était pas mort. Et 3 jours après on est retourné pour me montrer la même chose. Voilà, ça ne m’a jamais quitté : depuis mes 6 ans, je vais tout le temps au théâtre.

Revenons à BRUXELLONS : il y a cette année un programme très éclectique , mais il n’y a plus de grosse création cette année
Oui ça fait 2 ans, parce que financièrement c’est trop dangereux

Tu ne peux pas reprendre ou faire tourner ces spectacles-création ?
Impossible. Par exemple, notre Cyrano se jouait dans 5 lieux et les décors sont foutus parce qu’ils restent un mois sous la pluie. Un seul a été repris ici au Public : Silence en Coulisses. On a toujours eu du succès au Karreveld, mais le jour où on se plante on termine en prison parce qu’il faut payer les comédiens… À l’époque ça coûtait quand même 200.000€ de créer un spectacle. Alors tu imagines le nombre de spectateurs qu’il faut. On n’est pas subventionné et malgré les 5000€/an qu’on reçoit de Molenbeek, les 195.000 restants sont à couvrir par le prix des places. Si on a plusieurs spectacles différents, on a aussi des gens qui viennent en voir plusieurs. Donc on va peut-être retourner vers la création mais en équilibrant cela dans un Festival pour minimiser les risques. À nos débuts, on était jeunes et inconscients, mais c’est du suicide. En plus on se rend compte que les gens sont contents. On a maintenant bon an mal an 700 abonnés qui viennent voir 3 spectacles minimum..

Ta compagnie BULLES PRODUCTION est un one man show ?
Au départ , on a commencé avec toute une équipe de très bons comédiens qui avaient formé la Compagnie Jean Bertoche. Et en plus de leur saison dans les théâtres, cela leur faisait quand même 3 mois de travail supplémentaire. C’était un engagement terrifiant parce qu’on faisait tout : on construisait nous-mêmes les décors, on faisait les costumes … Puis on n’a plus été que 5 : il y en a qui ont eu des enfants et donc qui prenaient des vacances. Comme finalement je me suis retrouvé seul, je me suis adjoint Alain Verburgh – alias le magicien Jack Cooper et sa boîte « Cooper Production ». Virtuellement on dirige le Festival Bruxellons à 2 avec toute une équipe de bénévoles qui sont là tous les ans, mais qui évidemment ne portent pas le travail des 6 mois préparatifs sur leur dos. Cet été, Jack Cooper reprendra – c’est promis – pour la toute dernière fois, son spectacle Artifices, mais cette fois, sous chapiteau au Cirque Pauwels. Et un tout nouveau spectacle est déjà en chantier pour 2008 !

Comment choisis-tu les spectacles ?
Au coup de cœur. On a une 30aine de spectacles qu’on aimerait bien avoir, mais c’est difficile de programmer car on joue dans les deux lieux : le plein air et aussi à l’intérieur dans la grange. Par exemple, ça fait 3 ans qu’on essaye d’avoir les clowns de HA HA HA ,qui pour moi ont redéfini le travail du clown. L’année passée, il y avait 3 dates de disponibles pour l’extérieur avec montage et démontage, mais ils étaient en Corée ! On a vu la plupart des spectacles.

Comment fais-tu puisque tu es tous les soirs aux Publics ?
Il me reste les dimanches en matinée, certains lundis. Des spectacles qu’on voit en vidéo … ou quand je vais en vacances, comme ce magicien parisien inimaginable
qui nous vient avec son spectacle l’Ombre Orchestre
Et puis, il y a ce que j’appellerais des « Primes à la Fidélité » pour ceux qui comme Laurent Renard ont beaucoup joué chez nous, qui ont créé le Karreveld avec nous, l’ont porté sur leur dos pendant toute une période. Cette année, il jouera chez nous la pièce de Paul Fournel : Les Athlètes dans leur Tête. À ceux-là je donne la priorité parce que le Karreveld leur appartient aussi. De même si quelqu’un comme Jasmina Douieb vient en me disant “je veux monter ça”, elle passera avant tout le monde parce que, à l’époque, elle était avec nous… donc ça lui appartient. Cette notion de fidélité, c’est clairement très important, parce que je crois qu’on est dans un métier où il y a de tels engagements humains que pour jouer Cyrano en plein air, sous la pluie, avec le bruit du marchand de glaces, des autos qui klaxonnent, il faut le faire ! Et répéter dans la cour du château, ce n’est pas confortable. C’est très dur pour les comédiens, c’est un vrai investissement qui mérite d’être récompensé. Le Karreveld est un lieu de création pour ces gens-là, bien qu’il faille faire attention financièrement et garder certaines limites. Mais voilà, la fidélité reste pour moi un des grands choix.

Maintenant que tu présentes 12 spectacles différents sur un mois, comment t’arranges-tu pour les décors par exemple ? Un même grand décor polyvalent ?
À l’époque où l’on faisait des créations, on faisait un décor qui ne servait qu’à cela. Il est clair que quand on fait venir Un Grand Cri d’Amour , avec leurs 3 ou 4 décors, ils ne seront pas d’accord de le mettre sous la pluie… donc maintenant depuis 2 ans, on a une espèce de structure, comme pour les concerts sur la Grand Place. Comme cette « salle de concert » a l’avantage d’être toute noire, dès qu’il fait noir dehors on l’oublie. En cas de grosse pluie, les comédiens, leurs costumes et les décors sont à l’abri, même si les spectateurs sont un peu mouillés.

Vous aviez créé 2 spectacles avec un même décor convertible. C’était assez génial …
Oui, on a fait cela 2 x. Pour Silence en Coulisses et Roméo et Juliette, et puis pour le Bourgeois Gentilhomme et les Légendes de la Forêt Viennoise, mais comme les escaliers ne sont pas à la même place… etc., cela nous faisait quand même 4 heures de démontage à dix, 2 x /semaine : un vrai travail de fou. Et je ne parle pas des éclairages ! Ou bien on doit retrouver 20 fous qui y vont, qui font que la création est difficile.
Pour moi les plus beaux spectacles qu’on a montés au Karreveld sont Cyrano et les Légendes de la Forêt Viennoise. Mais, pour ce dernier, on a perdu 62.000 €. Heureusement Le Bourgeois gentilhomme avait fort bien marché, ce qui a limité les dégâts.
À cause de quoi ?
Parce qu’on a eu 300 spectateurs au lieu de 500. Pourquoi les gens viennent ou ne viennent pas au théâtre ? Tu peux me l’expliquer ? Les gens qui l’ont vu ont adoré, les critiques ont été dithyrambiques. Sans doute que les gens préfèrent voir du Molière que du von Horváth dont ils n’ont jamais entendu parler. C’était vraiment un spectacle magnifique.

Je n’oublierai jamais la fin avec Jasmina Douieb et Philippe Vauchel. Ce regard, ce sourire de Philippe c’est inoubliable et je suis sûr qu’une heure avant ma mort, je penserai à ça…
Et les gens ne sont pas venus. Cet hiver, on a programmé L’Un et l’Autre au Public avec Véronique Dumont et Olivier Thomas. C’était génial et la salle était vide. On ne comprend pas… la salle était vide. Cet été, j’avais programmé 2 x Oscar et la Dame Rose , puis on a mis une 3ème x en option. Jacqueline Bir a déjà joué cela 150 x à Bruxelles… et 1 mois à l’avance, mes 3 jours sont pleins.

Ça cartonne depuis 2 ans, alors tout le monde veut le voir
Tout le monde l’a déjà vu ! C’est en ce sens qu’il est très difficile de programmer. C’est vraiment très complexe, mais au vu des réservations , il semblerait qu’on soit bien parti pour cet été.

Une dernière question : Comment fais-tu pour réaliser tout cela : pendant 10 mois tes cours le matin dès 8 heures, ton travail de directeur financier les après-midi, l’accueil en soirée et la clôture du Public vers 1 heure du mat’, et encore la préparation du BRUXELLONS au Karreveld ?
J’ai une chance énorme de n’avoir besoin que de 3 heures de sommeil. Et cela depuis ma plus tendre enfance. C’est comme ça !

Tu pars maintenant à Londres pour une semaine de « vraies » vacances. J’imagine que tu iras au théâtre ?
Oui, j’irai certainement voir des musicals , parce que c’est une vraie passion et que les Anglais excellent dans le genre. Il y aurait encore beaucoup de choses à dire à ce sujet, mais c’est une autre histoire !
Merci Olivier
À suivre donc…
(Un conseil : cliquez sur Musicals, Olivier n’a pas fini de vous étonner !!!)

Interview et photos d’O.Moerens : Nadine Pochez 6 juillet 2007
BRUXELLONS, du 30 juillet au 29 août 2007 au Château du Karreveld. Bulles Production et Cooper production