Mardi 1er mai 2018, par Palmina Di Meo

« Oh les beaux jours », l’art de saisir l’instant.

Un plan incliné, pointillé de couleurs évoquant un champ ras. Une ligne d’horizon et planté là, telle une fleur, un buste de femme. Poupée cassée, ombrelle « rose passé », c’est elle, Winnie, agrippée à son sac comme à une bouée, mallette inépuisable dégorgeant des bricoles, variables aléatoires d’une existence bien tangible. Car Winnie est bien réelle, vivante, affairée par ses mécanismes de survie. Et elle salue quotidiennement la promesse de « cette belle journée », encore une !

L’art de Beckett fonctionne à merveille, encore et toujours. La tête d’une petite bonne femme dépassant d’un trou qui soliloque sur l’instant présent et nous voilà transportés, atteints au plus profond de nous-mêmes, hypnotisés par les gestes mesurés, les mimiques, à l’affut du moindre battement de cils. Triomphe de la pensée sur le corps ?
Michaël Delaunoy recrée la pièce présentée cinquante plus tôt par le même Rideau dans une version dynamique pour une véritable louange à la vie.

Avec une marge de création balisée car Beckett camisole véritablement le metteur en scène par des didascalies d’une précision clinique, Delaunoy livre une version enlevée, presque joyeuse de ce monument du théâtre : « Oh les beaux jours », remarquablement rendu par Anne-Claire. La mise en scène a requis un an de mémorisation, de mises au point car outre l’interprétation c’est de performance physique qu’il s’agit.

Nous avons posé quelques questions à Michaël Delaunoy sur l’importance de la relation à l’autre et aux objets dans la pièce. « C’est une pièce à deux personnages même si le rôle de Willy est monosyllabique. Il est constamment présent. On aperçoit son chapeau car il se déplace en rampant. Mais on sent qu’entre Winnie et Willy, il y a eu une relation de séduction très forte. Winnie s’adresse constamment à Willy, elle essaye de l’animer avec l’espoir qu’il peut encore se produire quelque chose.
Et puis il y a sac de Winnie et son arsenal d’objets : une brosse à dent, une lime à ongles... un révolver, qui lui permettent de « passer sa journée » bien qu’il n’y ait plus ni de jour ni de nuit mais rien qu’un « soleil d’enfer » comme elle dit. Elle a néanmoins une « durée » à sa disposition délimitée par une sonnerie au cours de laquelle elle doit « tirer sa journée ». Sauf que si elle utilise tous les mots et tous les objets trop tôt, elle sera désœuvrée. Alors que si elle ne réussit pas à tout utiliser, elle aura raté quelque chose. L’art consiste donc à savoir doser. Un peu comme dans la vie : "faut-il courir beaucoup de lièvres à la fois ?"

« Tout chez Beckett a du sens sans que l’on soit dans une causalité. Son objectif n’est pas de dire comment Winnie en est arrivée à être enterrée mais il raconte un présent perpétuel dans lequel nous nous transformons tous et nous nous rendons compte de cette transformation ne nous regardant dans le miroir. Le fait qu’elle soit enterrée, nous donne justement l’occasion de la regarder à la loupe. »
« Winnie est une héroïne qui constamment cherche à s’émerveiller des choses quelles que soient les conditions dans lesquelles elle se trouve, ce qui demande une énergie considérable. Ce qui fascine chez Beckett, c’est son écriture visuelle, corporelle, proche de la chorégraphie alors que nous sommes toujours dans l’humain, dans la matière vivante même si on a l’impression qu’il ne se passe presque rien, tout est dans le « presque ». Beckett réussit une partition qui interpelle la perception du spectateur comme aucun dramaturge n’a pu le faire avant lui. »

Propos recueillis par Palmina Di Meo