Mercredi 21 janvier 2015, par Jean Campion

Nous étions si tranquilles...

En 2002, Remi De Vos constatait que les propos de Fritz (l’antihéros d’"Alpenstock") sur la majorité silencieuse "résonnaient étrangement" dans une France, qui voyait Jean-Marie Le Pen accéder au deuxième tour des élections présidentielles. Depuis lors, la progression en Europe des partis d’extrême-droite, les menaces et les attentats djihadistes, l’angoisse des musulmans pacifiques, la montée de l’antisémitisme, les sursauts démocratiques ont créé une situation confuse, qui exacerbe les préjugés xénophobes. En les ridiculisant avec un humour délirant, "Alpenstock" peut nous aider à refuser les amalgames et le repli sur soi.

Dès le lever du jour, Grete part en guerre contre la saleté. Elle n’est pas de "ces femmes qui regardent tranquillement la poussière s’installer dans la maison et qui laissent la cuisine dégoulinante dans l’évier." Fritz apprécie le goût de l’ordre de sa "poulette". En rentrant du bureau, où il a tamponné des piles de documents, il retrouve un logis propret et une épouse aux petits soins. Ce fonctionnaire, à la vie étriquée, a confiance dans l’avenir. Bientôt, "le silence majoritaire fera beaucoup de bruit." Femme "simple", Grete s’interroge : pourquoi son "lapin", qui est conservateur, aspire-t-il au changement ? Sans bien comprendre l’explication tarabiscotée de Fritz, elle lui parle d’un nouveau détergent, qu’elle vient d’acheter au marché cosmopolite.

COS-MO-PO-LITE, Fritz s’étrangle en répétant ce mot exécré. Même si ce marché est proche, il ne fallait pas s’y aventurer ! Une imprudence qui perturbe les ébats sexuels du couple. Grete subit sans plaisir les gestes mécaniques de son mari. Une feuille tamponnée de plus ! Le lendemain, Fritz est ragaillardi. Dans son costume tyrolien, il s’en va participer à une fête folklorique. C’est le moment choisi par Yosip pour surprendre Grete. Cet exilé balkano-carpato-transylvanien l’a repérée au marché cosmopolite et lui fait une cour pressante. La fougue et le discours enjôleur de cet étranger bousculent son immobilisme et sa peur de l’inconnu. Elle laisse remonter à la surface ses aspirations à une passion débridée et se donne au géant musclé. Retour du mari qui déclenche un vaudeville loufoque.

La mise en scène très inventive d’Axel de Booseré et Maggy Jacot rend cette farce domestico-politique jubilatoire. Le décor respire l’ordre et la propreté. Sols, murs et plafond sont recouverts d’un carrelage en damier, qui dissimule le mobilier. Une boîte censée protéger Fritz et Grete de l’extérieur. Cependant ce cocon n’est rassurant qu’en apparence. Comme en témoignent les murs qui vont se désagréger progressivement. Affublés de costumes qui soulignent les stéréotypes, Mireille Bailly (Grete), Didier Colfs (Fritz) et Thierry Hellin (Yosip) nous entraînent dans un cauchemar burlesque. Mais la caricature laisse percer l’angoisse de personnages mal dans leur peau. Fée du logis, complètement assujettie à son époux, Grete devient une femme insatisfaite, qui calme ses frustrations, en frottant avec acharnement son carrelage. Fritz mène une existence confortable, ancrée dans la tradition. Cependant son racisme latent et ses convictions nationalistes l’incitent à croire que l’heure d’agir est proche. Il renonce au "café au lait" et n’hésite pas à tuer.

Depuis qu’il a aperçu Grete, Yosip éprouve un désir irrépressible de la séduire. Déterminé, sans aucun scrupule, il pénètre chez elle et arrive à ses fins. Cet exilé hâbleur veut profiter de son nouveau pays. Comme tous les "Yosip" qui, en se multipliant, prouvent à Fritz que l’avènement d’une société multiculturelle est inéluctable. Truffés d’expressions revisitées, de lapsus révélateurs, les dialogues de Remi De Vos dévoilent la nature profonde des personnages. Progressivement la mécanique de la farce s’affole et nous embarque dans un dessin animé trépidant. Un tourbillon d’images absurdes qui provoquent un rire libérateur.