Jeudi 31 janvier 2013, par Emmanuelle Conte

Ni blanc, ni noir

Kwaheri – « Au revoir », en swahili – retrace l’histoire du métissage à travers une double ligne du temps : celle d’un témoignage criant de vérité, et celle de l’Histoire avec un grand « H ». Soutenue sur scène par deux musiciens talentueux, Estelle Marion nous conte sa quête d’identité, de sa naissance à aujourd’hui, dans un décor épuré et intimiste. Une histoire troublante, poignante. Une réflexion sur sa vie et sur le Monde. Un récit qui prend aux tripes.

Estelle Marion n’est ni blanche, ni noire. Elle est métis, mais "mulâtresse" est le mot qu’elle revendique pour se définir, un peu par provocation. A l’époque des colonisations africaines, ce terme "mulâtre" était utilisé pour définir le fruit d’une liaison entre un homme blanc et une femme noire. Née en 1949 au Rwanda, lorsque les mariages mixtes étaient encore interdits, Estelle Marion a connu la colonisation, l’indépendance, mais aussi et surtout, le racisme. C’est cette histoire qu’elle conte sur la scène du Grand Varia. L’histoire d’un métissage douloureux. L’histoire d’un déséquilibre entre son côté occidental, le blanc, et son côté africain, le noir. L’histoire d’une crise identitaire, car Estelle provient de deux cultures différentes, sans jamais trouver d’appartenance.

Estelle Marion retranscrit donc le récit de sa vie dans un texte qu’elle a écrit et agrémenté d’extraits percutants d’écrivains africains et afro-américains. Pendant un peu plus d’une heure, ses mots voguent entre contexte politique et histoire personnelle. De temps à autres, sa voix chantante s’élève et Estelle reprend des chansons, rythmant la pièce de manière ponctuelle. Un index très complet du spectacle sera d’ailleurs distribué à la sortie, reprenant en détails ces mots qui ne sont pas d’elles, mais qui ont marqué son histoire.

Estelle danse aussi, dans ce décor épuré et simpliste rappelant l’intime récit qui y est conté. Sur scène, rien d’autre qu’elle, pieds nus, tentant de « bouger dans son corps d’africaine ». Derrière elle, un écran représente l’espace du mental, de l’imaginaire. Ce travail de Zeno Graton permet, à l’aide d’extraits de films et de documentaires, de créer un décor vivant, englobant. Les nombreux jeux de contrastes lumineux font quant à eux ressortir les conflits intérieurs de la comédienne, évoluant sans cesse d’une ambiance chaude à une atmosphère plus froide, enveloppant les spectateurs dans cette Histoire qui est aussi la leur.

Les prestations époustouflantes des deux musiciens qui l’accompagnent – un blanc et une noire, coïncidence ?- sont à souligner. Les compositions de Marc Hérouet (au piano), ponctuent le texte et interviennent en interaction constante avec les paroles. Quant à Manou Gallo (percussions et basse), elle éblouit par sa virtuosité et son talent hors normes.

Le tout devient plus qu’un spectacle : c’est un bout de l’Histoire qui nous est conté à travers le témoignage d’Estelle Marion, sans aucune intention de victimisation ou d’apitoiement. Une Histoire qui laisse une trace indélébile.

Emmanuelle Conte