Mercredi 25 novembre 2015, par Jean Campion

Mon père, un héros ?

Séduite par l’humour d’Alain Berenboom, Christine Delmotte avait monté sa première pièce "L’Auberge espagnole", au Palais de Justice de Bruxelles. Adapter au théâtre "Monsieur Optimiste" (Prix Rossel 2013) lui tenait à cœur. Ressuscitant la vie sous l’occupation nazie, ce roman lui rappelle son grand-père, arrêté comme résistant en 1942. Cependant l’autodérision d’Alain Berenboom empêche son récit de sombrer dans la nostalgie. Il est émouvant mais drôle. Un équilibre subtil, parfaitement respecté par la mise en scène tonique de Christine Delmotte.

Constatant qu’il ne savait presque rien de ses parents, Alain Berenboom reconnaît : "Je n’ai jamais eu la curiosité de les interroger, avant de fouiller leurs archives, comme si j’essayais de m’arracher les ongles à soulever leurs pierres tombales." A travers ces témoignages du passé, il découvre un père aventureux, menacé par son optimisme indécrottable, mais protégé par la chance. A la fin des années 20, Chaïm Berenbaum, immigré polonais, étudie la pharmacie à Liège, puis s’installe à Bruxelles, où il tombe amoureux de Rebecca, originaire de Vilnius. Bien que la guerre éclate et qu’il déteste les rabbins, il se marie religieusement avec sa "princesse lituanienne". Leur voyage de noces, à vélo, se termine à Boulogne-sur-mer... en plein bombardement. Retour précipité, sans la valise égarée par les Chemins de fer. Pendant des mois, Rebecca prétendra naïvement la récupérer, en multipliant les lettres de réclamation.

Chaïm manque tout autant de discernement. Il était à cent lieues d’imaginer que Thomas, son ami allemand, puisse être un espion du IIIe Reich. Pourquoi, obéissant à l’ordonnance d’octobre 1940, s’est-il empressé d’inscrire son nom et celui de sa femme sur le registre des juifs ? Si un flic belge ne lui avait pas ouvert les yeux, il aurait probablement rejoint Malines, gare de départ vers les camps de la mort. Condamné à passer d’une planque à l’autre, il échappe par miracle à une arrestation. Rebecca meuble cette vie clandestine, en remplissant ses cahiers de recettes de cuisine... Des mirages pour oublier la faim. La paix revenue, elle demande à souffler, rêve d’un frigo américain, alors que son mari voudrait larguer son officine, pour aller vivre dans un kibboutz, en Israël.

Grâce à la traduction de lettres écrites en yiddish, on voit revivre la famille restée à Makow, le village natal de Chaïm. Frania, la grand-mère est avide de nouvelles. Cette femme simple, qui respire la joie de vivre, sera l’unique rescapée de l’Holocauste. Son mari, Aba, ne décolle pas de la synagogue. Ce bigot autoritaire rappellera en Pologne sa fille, qui étudiait à Bruxelles. Pour son malheur. Prisonnière du ghetto de Varsovie, la douce Sarah espérera candidement lui échapper. Makow avance, les yeux fermés, vers la tragédie imminente.

Les deux comédiens se passent souplement le relais, pour jouer le rôle d’Alain, mais aussi de tous les personnages et pour commenter des documents projetés sur écran (photos, lettres, affiches, journaux) ou diffusés par la radio. Ces témoignages parfois glaçants nous imposent une vérité historique implacable. Cependant, la mise en scène alerte et inventive déjoue le piège du didactisme. Passant de la perplexité à l’indignation, de l’ironie à l’émotion, les meneurs de jeu très dynamiques font de cette enquête un spectacle léger et profond. La voix de Daphné D’Heur donne aux chants yiddish une résonance poignante. Fabrice Rodriguez, souvent moqueur, confirme la distance pudique de ce roman autobiographique.

Chaïm Berenboom était paradoxal. Athée, il lisait assidûment la Bible. Fallait-il l’enterrer religieusement ? Alain en doutait, mais il s’est senti rasséréné, après avoir récité maladroitement le kaddish. Pharmacien complaisant, cet immigré était devenu un bon Belge, admirateur de Tintin et supporter des champions cyclistes. Et pourtant le désir d’aventure l’habitait toujours. Une certitude : ce père a voulu épargner à son fils l’indicible et le protéger, notamment en flamandisant son nom. Cela n’a pas empêché un élève de traiter le petit Alain de "sale juif". Le plus terrible n’était pas l’insulte mais le discours du prof, rappelant les victimes des chambres à gaz. Ces six millions de juifs étaient morts. "Tandis que moi, j’étais vivant et je devais continuer à vivre tous les jours, au milieu de mes quinze condisciples, brusquement marqué par le sceau de l’étoile jaune, à laquelle j’avais échappé."