Lundi 19 octobre 2015, par Jean Campion

Moi d’abord !

Dans "Les Emigrés" (1975), Slawomir Mrozek met aux prises un intellectuel qui a fui son pays, gangrené par la pensée unique et un paysan rongé par la misère, en quête d’un improbable Eldorado. L’un rêve de combattre la servitude humaine et l’autre d’accumuler des biens matériels. Ils s’observent et se déchirent violemment. Pourtant ces adversaires hargneux ne sont que l’esprit et le corps d’un seul être : un esclave luttant désespérément pour son affranchissement. "Jour d’été" (1983) nous fait également naviguer entre les deux facettes d’une même personne. Embarqués dans des situations farfelues qui ont "l’absurde saveur de la réalité", le loser et le vainqueur représentent UN anti-héros, en lutte contre lui-même.

La vie de Déveinard est un immense fiasco. Décidé à y mettre un terme, il tente de se pendre. Encore un lamentable échec. Désespéré, il confie ses déboires à Eveinard. Celui-ci, agacé, subit un moment ces jérémiades, puis le surprend, en lui lançant : "Je vous envie. Vous êtes un homme heureux, mais vous ne le savez pas. " Son trésor : avoir un but dans la vie. Tant mieux s’il ne l’atteint jamais : il conserve l’espoir. Contrairement à Eveinard qui, voyant tous ses souhaits immédiatement exaucés, ne tient plus à la vie. Qui se suicidera le premier ? Leur lâcheté retarde la réponse. Au moment de passer à l’acte, ils entrevoient furtivement une femme.

Cette apparition bouscule leur destin. Frappés par l’Amour, ils deviennent des rivaux. Comme en témoigne l’âpreté avec laquelle ils se disputent le foulard de la Belle. L’émotion forte et inconnue, qui les subjugue, ébranle leurs doutes et leur volonté d’en finir. L’un reprend confiance en lui et l’autre s’agrippe à sa bonne étoile. Mais, tout aussi égocentrique que ses soupirants, la femme n’a qu’un seul désir : être aimée pour elle-même. Selon l’auteur, le besoin de dominer l’autre étouffe compassion, tendresse et amour.

Cette dame, qui cristallise l’action, on l’entend, on la devine, mais on ne la voit pas. Par ce choix, le metteur en scène, Alan Bourgeois, a voulu accentuer son aura, en la faisant vivre dans l’imaginaire du spectateur. Dans la même optique, Isabelle Renzetti, qui joue ce rôle, lit les didascalies. C’est bien elle qui encadre la vie de deux personnages de théâtre. Les séquences s’enchaînent sur un vague bruit de ressac et d’étranges bribes sonores. Le décor mobile (qu’on pourrait déplacer plus souplement) sert d’écran à des vidéos efficaces. Ce "Jour d’été" ne nous invite pas au farniente mais à une réflexion sur les prétentions humaines. Mrozek les démystifie avec une lucidité implacable et une ironie grinçante.

Son sens de l’absurde et son cynisme permettent d’aborder des questions existentielles avec une désinvolture amusée. Exploitant intelligemment ce comique acide, Alan Bourgeois nous entraîne dans une comédie alerte, soutenue par un duo talentueux. Richard Benbouchta souligne la vulnérabilité de Déveinard et Fabrice Rodriguez la suffisance d’Eveinard. Mais tous deux sont lâches et prêts à tout, pour flatter leur égocentrisme.

On peut reprocher à Mrozek son pessimisme excessif : l’homme ne serait qu’un rapace envieux et hypocrite. Cependant, dans notre société fascinée par les miss, les ballons d’or, les milliardaires et les prix Nobel, on devrait entendre sa remise en question de cette obsession de la réussite.